[Participation 5] Les fruits de l'expérience

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Concours ete2011

De passage
Original poster
29 Juillet 2010
21
0
1
Mot joker : rêverie

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Les fruits de l'expérience.
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C’est pendant la réhabilitation du parc public que cette histoire a commencé. En ce beau matin de Mai, Mathilde poussa un long soupir avec humeur quand elle arriva, à foulées soutenues, devant la grille inhabituellement close du jardin public. Sur fond jaune, un tout petit écriteau signalait que le parc serait fermé pour la durée d’un mois le temps de replanter toute la végétation, sous les directives du très respecté paysagiste Emile De La Forest.

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Figure 1 : Arrivée de Mathilde devant le parc

Tout en reprenant son jogging le long de la route, Mathilde se souvint avoir lu un article sur l’exploit de cet homme, le rendant non seulement célèbre mais aussi un maître incontesté en la matière : il était le premier paysagiste à avoir accompli le métissage entre un végétal et un animal. L’article expliquait qu’il avait obtenu ainsi un tournesol qui chantait comme un rossignol. Mathilde avait lu en conclusion que la méthode d’Emile restait précieusement cachée dans le coffre-fort de son laboratoire à l’institut de recherche agronomique de [insérer ville]. Elle se rappela très clairement s’être fait la remarque à ce moment-là qu’il était imprudent de la part du journaliste de dévoiler un tel secret, mais elle s’était contentée de hausser les épaules avant d’abandonner le journal sur le bord de la table.
Elle longeait toujours le parc lorsque des voix lui parvinrent de l’autre côté des grilles, la tirant de ses pensées. Elle entraperçut un couple en grande discussion autour d’un plan que tenait l’homme. Ce dernier était chauve, de grande taille, entre deux âges, vêtu d’un pantalon de toile et d’un pull bleu foncé. La femme, qui portait un élégant tailleur, avait un visage un peu rond et semblait tout juste avoir la trentaine. Mathilde leur accorda quelques secondes d’attention puis reprit sa course.
Avant d’obtenir le grade de lieutenant, Mathilde avait commencé en tant que brigadier. Une bonne condition physique et une bonne endurance étant exigées de chaque agent, elle avait pris l’habitude depuis son premier jour au commissariat de la ville de courir pendant l’heure de midi, et ce quelle que fût la saison. Elle avait fait tout le tour du parc et remontait la grande rue au bout de laquelle se trouvait son appartement.
L’immeuble qui abritait son logement avait été l’un des derniers à avoir été construits dans le quartier.

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Figure 2: Immeuble de Mathilde

Haut de quatre étages, il accueillait seize appartements allant du deux au trois pièces. Mathilde vivait seule, aussi n’avait-elle pas vu la nécessité de prendre plus grand qu’un deux pièces au dernier étage, comprenant un confortable salon et une chambre. Elle appréciait, après avoir pris une douche pour évacuer la sueur, admirer la ville qui s’agitait alors que le Soleil était au zénith. Elle n’y restait pas longtemps, mais suffisamment pour avoir le temps de fumer. Malgré toute la bonne volonté qu’elle avait, la cigarette avait toujours été l’un de ses pires vices et elle n’était jamais parvenue à s’en débarrasser. Une fois qu’elle avait écrasé son mégot dans le cendrier posé sur le rebord de son balcon, elle attrapait sa veste en jean bleu et retournait à son travail.

Deux jours plus tard, Mathilde, à moitié éveillée en ce Samedi matin, se prélassait dans son lit en somnolant. Si tous les autres matins de la semaine elle n’avait aucun problème à se lever avant les premiers rayons du Soleil, le week-end elle mettait un point d’honneur à attendre au moins 10h pour s’extirper de ses draps. Elle tentait tant bien que mal d’achever le songe qui s’étiolait au fur et à mesure qu’elle quittait les bras de Morphée. Elle se voyait courir dans un grand labyrinthe de végétation, la moiteur de l’air et le profond silence l’oppressant alors qu’elle essayait de retrouver la sortie. Regardant tous azimuts, Mathilde repéra un oiseau qui l’observait de son œil rond. Elle s’arrêta pour admirer son plumage aux couleurs vives. Elle pensait en elle-même que cela devait être le plus bel oiseau qu’elle eût jamais vu, mais revint soudain sur son sentiment lorsque ce dernier ouvrit son bec, découvrant une rangée de dents pointues. L’animal étendit ses ailes et après une impulsion sur sa branche, il plongea sur la femme. Mathilde eut tout juste le temps de se baisser pour entendre les serres aiguisées comme des lames de rasoir se refermer au-dessus d’elle. Terrorisée, elle reprit sa course, changeant subitement de direction chaque fois que sa route se heurtait à un épais mur de végétation. Elle entendait le cri lugubre de l’animal résonner dans tout le labyrinthe, lui faisant accélérer le pas de sa course et amplifiant les battements de son cœur tout autant que la boule qui lui nouait l’estomac. Alors qu’elle venait de chuter sur une racine qui sortait du sol et ainsi devenue une proie facile pour le monstre ailé qui fondait de nouveau sur elle, la sonnerie de son portable l’arracha à son cauchemar.

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Figure 3 : Cauchemar de Mathilde

Se redressant en haletant, il lui fallut quelques minutes pour retrouver son calme, en goûtant la quiétude de son logis. Elle jeta un bref regard sur le réveil posé sur la table de nuit, s’y reprenant à deux fois, incertaine de l’heure qu’elle avait cru lire. Elle n’avait pourtant pas rêvé : il était à peine huit heures du matin. Elle pesta intérieurement, puis, ignorant la sonnerie de son portable, se recoucha en s’engouffrant sous la couette. Elle crut ainsi pouvoir gagner ses deux heures de sommeil, toutefois son portable revint à la charge. Elle daigna lire le nom de son correspondant mais lorsqu’elle parvint à faire le rapprochement entre ce qu’elle déchiffrait et de qui il s’agissait, elle rejeta l’appareil sur le bord de la table de nuit, qui atterrit en équilibre instable : c’était le Samedi, et personne ne devait la déranger, lui encore moins ! Surtout pas lui en fait ! Son téléphone portable tint quelques secondes entre le dessus du meuble et le vide avant de chuter sur le parquet, se disloquant en trois pièces et libérant la batterie de sa coque. Elle ne s’y intéressa pas plus que cela et tenta de continuer sa nuit, mais fut interrompue dans son effort par l’interphone qui résonna dans tout l’appartement. Elle émit un grognement en enfouissant sa tête sous l’oreiller qu’elle cala de ses deux mains contre ses oreilles. Cependant, malgré l’enveloppe de plumes qui l’isolait tant bien que mal du bruit environnant, elle distinguait encore le bourdonnement de la sonnerie qui emplissait son appartement. Il y eut ensuite un nouvel instant de silence. Sortant craintivement de sa cachette, elle espérait que son bourreau de grasse matinée était parti. Elle était presque convaincue de pouvoir enfin s’assoupir à nouveau, cependant son esquisse de victoire fut balayée quand elle entendit le retentissement sec et puissant d’un poing qu’on abattait sur sa porte. Elle lutta un peu contre cette envie de rester au lit et d’ignorer complètement son visiteur mais devant son insistance éhontée, elle consentit de se lever. Avec des gestes saccadés et emplis de mauvaise humeur, elle enfila sa robe de chambre, ses chaussons Mickey et avec une moue désabusée traversa le petit couloir qui longeait les deux pièces pour finalement ouvrir la porte avec désinvolture.
Face à elle se tenait un homme d’une trentaine d’années, apparemment originaire de Chine.

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Figure 4 : Niram

Il avait à peu près la taille de Mathilde, à quelques centimètres près, et ses cheveux d’un noir ébène étaient retenus en un catogan qui lui descendait jusqu’au milieu du dos. Il portait un costume impeccable de couleur bleu foncé. Tous deux jeunes lieutenants de police, ils avaient dû travailler ensemble sur la première enquête qu’on leur avait attribuée. Ayant élucidé avec brio le meurtre qui avait ébranlé toute la ville pendant deux mois, leur supérieur avait décidé qu’ils formeraient une équipe. Son coéquipier se trouvait donc face à elle, un Samedi matin, à 8h30. Il esquissa un sourire, tout sauf d’excuse, et même plutôt satisfait de pouvoir la tirer du lit un week-end. Il la poussa doucement mais fermement, s’invitant dans son appartement. Elle ne tenta pas de protester, habituée qu’elle était depuis le début de leur collaboration à se faire gentiment maltraiter par son collègue. Elle avait de l’estime pour lui, et cette dernière était réciproque.
« Tu sais très bien qu’on est Samedi matin, Niram ! », asséna Mathilde pour marquer le coup.
« Possible mais le boulot n’arrête pas, même le week-end ! », répondit-il pendant qu’il traversait le salon, les yeux plongés sur la ville que l’on pouvait observer à travers la grande baie vitrée. « Le poste a reçu un coup de fil de Mme De La Forest », commença-t-il alors que Mathilde, après avoir refermé la porte d’entrée, était repartie dans sa chambre pour se changer et passer une tenue plus convenable vis-à-vis de son invité-voleur-de-Samedi-matin. Il lui parlait à travers la porte qui séparait le salon de la chambre. « Elle a déclaré que son fils a disparu puisqu’il n’est pas rentré la veille.
- Tu parles de la mère d’Emile De La Forest ? Le nouveau paysagiste ? », demanda Mathilde alors qu’elle enfilait un jean.
« Oui, lui-même.
- Mais il est majeur et vacciné. En quoi cela nous concerne ? Il a peut-être pris peur du travail qu’il a à faire et se sera enfui. »
Mathilde, l’après-midi de la découverte de la fermeture du parc, avait copieusement pesté contre ce maudit paysagiste qui l’empêchait de courir dans « son » parc. Tous les agents présents sur les lieux avaient donc entendu la raison de son mécontentement.
« Possible, mais le maire a appelé juste derrière ! Le projet du parc qui te plaît tant lui tient vraiment à cœur. Il veut que ce soit fini avant les prochaines élections. » Mathilde poussa un long soupir quand elle revint dans le salon. Elle avait choisi un petit top couleur olive au-dessus duquel elle avait mis une chemise légère d’un vert plus clair.
« Ah, si le maire a appelé, alors… »
Elle ouvrit la grande porte fenêtre de son séjour et sortit sur le balcon. Elle alluma une cigarette avant de continuer.
« Et que devons nous faire ?
- Le retrouver, tiens ! »
Mathilde secoua la tête, désabusée. Niram ignora sa remarque silencieuse.
« Il a été vu pour la dernière fois à son laboratoire. On nous y attend. »
Il patienta pendant qu’elle terminait sa cigarette puis l’accompagna jusqu’à sa voiture.

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Figure 5 : Voiture de Niram

Le laboratoire se trouvait non loin de la maison de Mathilde. C’était un bâtiment impressionnant, qui surplombait toutes les maisons du quartier. Niram gara sa voiture dans l’immense parking attenant au centre. Les deux policiers furent accueillis par le gardien qui leur demanda la raison de leur visite. Après lui avoir spécifié leur profession, ils l’informèrent qu’ils avaient été annoncés plus tôt dans la matinée. L’homme en uniforme noir et coiffé d’un képi leur conseilla de se rendre à l’accueil où on les annoncerait à leur hôte. En passant la porte d’entrée, tous les deux furent envahis par le sentiment d’être minuscules. Si de l’extérieur le bâtiment était déjà imposant, de l’intérieur il achevait d’asseoir sa supériorité. A pas de souris, et avec un manque évident d’assurance, ils gagnèrent le vaste bureau de l’accueil, situé au milieu du hall comme au milieu de nulle part.

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Figure 6 : Accueil de l'institut

Une jeune femme, dans un tailleur élégant couleur crème les salua d’une petite voix nasillarde et accompagné d’un sourire sur commande. La pièce était tellement grande qu’il y eut un petit écho. Mathilde chuchota l’objet de leur visite. L’hôtesse passa un bref coup de fil et proposa aux visiteurs de prendre place dans un spacieux et riche canapé. Ce dernier ainsi que la grande télévision installée à quelque distance étaient les seuls meubles à occuper l’espace de l’accueil en plus du comptoir. Véritablement mal à l’aise, les deux enquêteurs s’exécutèrent docilement et pour patienter se mirent à regarder à l’écran un film sur le laboratoire. Au moment où débutait la diffusion d’un reportage sur le travail d’Emile De La Forest, une porte qu’ils n’avaient pas remarquée s’ouvrit sur un homme vêtu d’un pantalon de toile noir et d’une veste déboutonnée de couleur assortie qui laissait apparaître une chemise en soie rouge bordeaux. Une cravate satinée rose clair finissait d’habiller le personnage. Le nouveau venu était de grande taille, et il ne restait de ses cheveux qu’une couronne qui entourait son crâne dégarni. Avec une puissante poignée de main, il accueillit les deux jeunes gens qui s’étaient levés rapidement lors de son entrée.
« Bonjour », les salua-t-il. « Si vous voulez bien me suivre dans mon bureau », les invita-t-il en indiquant la porte par laquelle il était venu. « Julie, je ne veux être dérangé sous aucun prétexte », donna-t-il en consigne à la jeune femme derrière son poste d’observation.
« Bien Monsieur », acquiesça-t-elle avec un signe respectueux de la tête.
Mathilde et Niram suivirent d’un pas circonspect leur hôte. Le couloir était tout aussi somptueux que l’accueil. Le sol était recouvert de marbre, sur les murs se trouvaient du bois d’un rouge profond, et de lourds lustres pendaient du plafond sous un dallage identique à celui du parterre. Mathilde se sentait coupable de marcher sur de tels carreaux et craignait de les abîmer. L’homme les mena jusqu’à une porte faite du même bois que les lambris. Il les précéda dans une grande pièce où trônait près d’une vaste fenêtre un bureau très luxueux, couvert de bibelots. De part et d’autre, se trouvaient deux imposantes bibliothèques remplies de livres. Mathilde nota que sur le mur de gauche, un grand aquarium en occupait toute la longueur restante. Il était empli de tout petits poissons multicolores. Notant son intérêt, l’homme lui expliqua que depuis son enfance, il nourrissait une passion pour les guppys et s’était lancé dans une forme d’élevage. Il s’assit derrière son bureau, les invitant à s’installer dans les fauteuils lui faisant face. Les deux lieutenants s’enfoncèrent dans le moelleux excessif de l’assise.
« Professeur Morbert, comme vous devez le savoir, nous sommes chargés d’enquêter sur la disparition soudaine du Pr. De La Forest. Aux dires de sa mère, ce dernier avait rendez-vous ici.
- Effectivement, Emile est venu ici. Je l’ai croisé alors qu’il se rendait dans les laboratoires. Comme je rentrais chez moi, je l’ai salué brièvement. Mais je ne comprends pas pourquoi déclarer sa disparition alors qu’il n’est absent que depuis hier. C’est un homme responsable, fit remarquer le professeur.
- Sauriez-vous qui était-il venu voir ? », demanda Niram.
Le professeur expliqua qu’Emile était très proche de l’un des scientifiques travaillant ici, une jeune femme qui était très prometteuse dans la recherche, une perle rare. Niram lui réclama son identité.

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Figure 7 : Bureau du Professeur Mobert

« Elle s’appelle Amandine Crozier. Elle travaille dans le secteur de la recherche agronomique. Elle était l’assistante d’Emile lors de sa découverte sur le métissage des plantes et des animaux.
- Pourrions-nous lui parler ? », questionna Mathilde.
« Malheureusement, je crains que ce ne sera pas possible. Elle est partie en vacances ce matin. J’ai cru comprendre qu’elle souhaitait entreprendre un voyage à l’étranger. Mais peut-être sera-t-elle encore chez elle.
- Hum », conclut Niram.

Avec l’accord du professeur, les deux policiers décidèrent que Niram resterait au laboratoire pour interroger les autres scientifiques concernant le disparu tandis que Mathilde irait au domicile d’Amandine, en espérant l’intercepter avant qu’elle ne prenne l’avion. Maudissant d’être allé la chercher chez elle, Niram consentit du bout des lèvres à lui prêter sa voiture, abandonnant les clefs avec méfiance. Il regretta d’avoir cédé devant sa collègue quand il vit cette dernière s’engager dans la circulation, le téléphone à l’oreille : elle venait d’éviter un camion en sortie de parking qui avait tout juste eu le temps de piler lorsqu’elle avait déboulé devant lui. Les mains dans les poches, la tête rentrée dans les épaules, il retourna dans le laboratoire reprendre la suite des investigations.

Mathilde achevait son coup de fil au poste, elle avait demandé de faire empêcher Amandine d’embarquer si cette dernière se présentait à l’enregistrement à l’aéroport. Elle rejeta son portable sur le siège passager et prêta un peu plus attention à ce qui l’entourait. Elle n’appréciait pas énormément conduire en centre-ville mais éprouvait une certaine satisfaction à le faire dans la voiture de son collègue. C’était une voiture de sport couleur vermillon que tout le monde remarquait. Elle n’aurait jamais acheté ce modèle mais trouvait très agréable sa conduite fluide. Le moteur, très silencieux, disposait d’une bonne poussée, ce qui lui avait permis une fois d’atteindre les deux cents kilomètres heure sur autoroute, à la sortie de la ville. Niram n’était pas au courant de son exploit et elle se défendait de s’en vanter devant qui que ce fût. En tant qu’investigateur, son coéquipier avait une capacité désarmante à faire parler les gens. Si Mathilde, à force de le côtoyer, avait commencé à se créer une armure vis-à-vis de ses questions, il pouvait en revanche obtenir tous les renseignements qu’il désirait de n’importe qui d’autre. Elle arriva dans la zone pavillonnaire de la ville qui ne comportait que de grandes maisons. Celle d’Amandine était en bout de rue, construite sur trois étages et s’étalait sur toute la longueur du grand terrain, entouré d’une grande haie de laurier rose, de ceanothe et de luzerne. Précautionneusement, elle gara la voiture devant la grille. Impressionnée, elle prit quelques secondes avant de descendre de voiture, une autre poignée pour réunir tout son courage et enfin se manifester à l’interphone de la maison.



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Figure 8 : Maison d'Amandine

Ce fut un majordome dans une petite voiturette qui vint lui ouvrir. Elle se présenta puis l’homme, revêtant un plastron bordeaux très élégant, l’invita à prendre place sur le siège passager puis la conduisit devant la demeure. Pendant le trajet, il lui expliqua que les différents arbres qui longeaient la cour intérieure centrée sur une majestueuse fontaine, étaient tous le fruit du travail de Mlle Crozier. Mathilde était époustouflée par ce qu’elle voyait : ici et là se trouvaient des arbres aux feuilles violettes, jaunes ou rouges, et sur un supposé cerisier pendaient de lourds fruits aussi gros que le poing.
« Ce sont les meilleurs fruits de la ville, mais nous ne pouvons pas les commercialiser. Mlle Amandine a peur des effets secondaires. En effet, nous avons vu des oiseaux atteindre deux fois leur taille habituelle après avoir dévoré toutes les cerises. Le petit frère de Mlle Amandine, M. Antony, a également subi des effets secondaires suite à une dégustation clandestine, malgré les avertissements de Mlle. Le pauvre enfant n’ose plus sortir. »
Mathilde voulut en savoir un peu plus sur l’affection dont avait souffert l’enfant mais ils venaient d’arriver devant le perron. Le majordome arrêta la voiturette, et en descendit pour en faire le tour et proposer sa main à Mathilde afin de l’aider à en sortir. Il la précéda ensuite en direction de la grande maison. Si le hall de l’institut était impressionnant, celui-ci brillait par la richesse du décor. Deux impressionnants escaliers cernaient le vestibule dont la taille dépassait allègrement celle du salon du lieutenant. Une femme fluette, d’une quarantaine d’années, vêtue d’une longue robe raffinée et portant une quantité impressionnante de bijoux se tenait au milieu, juste à côté d’une grande statue.
« Madame », la salua le majordome. « Le lieutenant Mathilde Lalin », l’introduisit-il avant de se retirer.
« Vous venez pour ma fille ? », lui demanda la femme sur un ton impérieux qui eut le don de déstabiliser Mathilde.
« Oui », bredouilla-t-elle sans trop savoir si elle pouvait se permettre de regarder son interlocutrice dans les yeux ou s’il était préférable de lorgner le sol. Ayant toujours eu quelques soucis à s’affirmer, elle préféra opter pour la deuxième option. « J’aimerais m’entretenir avec elle au sujet d’Emile De La Forest. Ils auraient travaillé ensemble alors que celui-ci faisait des recherches sur le métissage.
- Ma fille n’est pas ici. » La maîtresse de maison expliqua que sa fille n’était pas rentrée la veille au soir, ce qui ne lui ressemblait pas. Voyant l’heure avancer, elle avait tenté de la joindre à son travail mais n’avait obtenu comme seule réponse qu’Amandine était déjà partie. Après avoir patienté toute la nuit et constaté que la scientifique n’était toujours pas rentrée, elle avait alors appelé le poste de police à la première heure. « Votre collègue m’a dit que je devais attendre au moins deux jours avant de donner l’alerte. Pourquoi êtes-vous ici ? » Mathilde essaya de choisir au mieux les mots. Elle préféra taire le sujet réel de sa visite.
- Nous avons reçu l’ordre de nous en occuper par le maire lui-même », mentit-elle. « Votre fille ne devait pas partir en voyage ? » La femme répondit par la négative avec conviction.
« Amandine était très enthousiaste à l’idée d’aménager le nouveau parc. Elle ne serait jamais partie, même pour tout l’or du monde ! »

Mathilde tenta d’obtenir quelques renseignements concernant la relation qui liait la jeune fille et le paysagiste mais son hôte ne s’étendit pas dessus, prétextant qu’elle laissait sa fille gérer sa vie sentimentale. Mathilde perçut cependant dans le ton de la femme qu’elle éprouvait un certain dégoût quant aux choix d’Amandine pour ses compagnons. N’ayant rien à rajouter, elle prit congé et s’excusa du dérangement. Le majordome était revenu pour la raccompagner.

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Figure 9 : Hall de la demeure Crozier

Mathilde s’apprêtait à sortir de la maison quand elle entendit la voix d’un enfant lui parvenir du haut de l’escalier. Levant les yeux vers elle, elle vit un adolescent d’une quinzaine d’années dont les oreilles étaient particulièrement grandes et couleur ciment. Quand il aperçut la jeune policière, l’enfant alla se cacher dans l’une des chambres attenantes. Personne n’osa rajouter quoi que se soit à la brève interruption qui venait de se produire. Encore plus mal à l’aise, Mathilde gagna d’un pas rapide la petite voiturette. Si à l’aller le majordome avait eu la langue bien pendue, au retour il s’était refermé comme une huître et ne décrocha aucun mot. Au moment où Mathilde allait passer les grandes grilles, elle parvint à trouver suffisamment de courage pour questionner son chauffeur.
« Etait-ce le petit frère d’Amandine ? » L’intéressé se contenta de hocher la tête puis se détourna subitement pour regagner la demeure au plus vite. Il ne resta plus alors à Mathilde qu’à rejoindre la voiture. S’adossant à la portière, elle fuma une cigarette en récapitulant ce qu’elle avait appris ou vu. Elle ne comprenait pas grand-chose encore à tout ce qui se tramait mais l’impression désagréable qu’il y avait anguille sous roche ne la lâchait pas. Quand elle eut démarré pour retourner à l’institut, elle en profita pour annuler la surveillance à l’aéroport puis pour joindre Niram. Ce dernier venait tout juste de finir de questionner les scientifiques se trouvant sur place. Il voulut lui faire un compte rendu de la situation, mais un bruit de klaxon le mit hors de lui.
« Tu es en train de conduire ? », éructa-t-il, et il raccrocha furieusement. Mathilde haussa les épaules et après avoir lancé son portable à côté d’elle, elle alluma la radio et se mit à chanter à tue-tête, la fenêtre grande ouverte pour profiter au passage de la chaleur de fin de matinée.

Lorsqu’elle arriva au parking, Niram l’attendait de pied ferme. Elle se gara devant lui, un peu de travers, et évita de peu son collègue qui dut s’écarter au risque d’y laisser quelques orteils. Il ouvrit la porte coté conducteur en exigeant de la femme qu’elle passe côté passager. Il était hors de question de la laisser de nouveau au volant de sa voiture. Elle l’écouta patiemment, ne cherchant pas à le contrarier. Il disait toujours cela mais jamais ne l’appliquait. Silencieusement, ils se rendirent au poste de police. Niram digérait lentement sa faiblesse d’avoir une fois de plus confié ses clefs à sa collègue pendant qu’elle se perdait en contemplation devant la route qui défilait.

Au commissariat, ils partageaient le même bureau au premier étage, juste à côté de celui de leur supérieur, le commandant Mikaël Ellendur. Mathilde et Niram venaient à peine de s’installer que leur chef vint aux nouvelles. Tous deux racontèrent ce qu’ils avaient appris, se surprenant l’un l’autre. En effet, si la disparition d’Amandine venait compliquer quelque peu l’affaire, la rumeur d’une relation intime entre Emile et elle allait bon train dans l’institut.
« Ne pourrions-nous pas conclure à la fuite de deux amoureux ? », hasarda Ellendur.
« Je ne pense pas », répondit Mathilde. « Aux dires de la mère d’Amandine, cette dernière ne vivait que pour le réaménagement du parc. Mais j’ai eu l’impression qu’elle me cachait quelque chose. Ou du moins que quelque chose la tracassait.
- Après ce que tu viens de dire, j’ai le même ressenti que toi. Tous les collègues d’Amandine m’ont dit qu’elle devait partir en voyage aujourd’hui. C’était comme si je leur avais fait réciter un texte. »
Ils échangèrent encore sur le sujet, émettant diverses hypothèses, mais cela ne restait que des conjectures. Cependant, ils décidèrent d’aller rendre visite à la maman d’Emile dans l’après midi. Puis se séparèrent là-dessus pour l’heure de repas.

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Figure 10 : Bureau de Mathilde et Niram

Mathilde retrouva Niram à l’entrée du quartier situé au Nord-Est de la ville. C’était une zone pavillonnaire composée de maisons banales, et non pas imposantes comme celle que la jeune femme avait visitée le matin même. Mathilde était venue dans son propre véhicule, un pick-up qui datait de ses dix-huit ans qui crachota lorsqu’elle s’arrêta à hauteur de son partenaire. Il s’installa sur le siège passager.
« La maison se trouve dans la troisième rue à gauche », lui indiqua-t-il. Elle hocha la tête puis reprit la route. La maisonnée de la famille De La Forest était l’une des plus jolies de tout le lotissement. Sa beauté venait autant de la demeure, agrémentée avec goût, que du jardin foisonnant dont on devinait aisément qu’il était entretenu avec beaucoup de soin. Le talent d’Emile était vraiment incroyable s’il se confirmait qu’il en était le créateur. Mathilde, réellement impressionnée, en fit la remarque à son collègue. Juste devant la maison, pliée en deux et armée d’un sécateur, une femme aux cheveux blanc bleuté était occupée à entretenir les rosiers. Elle était de petite taille, très fluette. Elle portait un simple pantalon avec un petit pull gris, le tout recouvert d’un tablier vert pomme.
« Bonjour Madame », l’interpella Niram. L’intéressée se retourna, un peu surprise. Elle se redressa et s’approcha des deux policiers, le sécateur toujours dans la main.
« Que puis-je pour vous ?
- Vous nous avez appelés ce matin, nous venons concernant la disparition de votre fils. »

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Figure 11 : Maison de la famille De La Forest

La femme, qui se présenta sous le nom d’Holga, les invita à entrer dans sa propriété puis leur proposa de s’asseoir à la table du jardin. Elle les abandonna quelques instants pour revenir avec trois tasses, des petits gâteaux et une théière. Elle s’excusa de ne pouvoir leur proposer du café mais ce n’était pas dans les habitudes de la maison. Les deux équipiers la remercièrent chaleureusement de son accueil et commencèrent à se renseigner sur la vie de son fils. Elle leur raconta que dès son plus jeune âge, elle l’avait initié à l’art du jardinage. Possédant la main verte, il y prit goût, toujours à la recherche de nouveauté. C’était lui qui avait effectivement créé le jardin de la maison spécialement pour sa mère. Il avait réussi à faire pousser une variété de fleurs qui en temps normal avaient besoin d’un climat beaucoup plus tempéré que celui qu’offrait la région.
« Ce sont les premières fois qu’il s’essayait au métissage des plantes. Il lui a fallu du temps mais il y est parvenu », déclara-t-elle avec fierté.
« Et que pensez-vous de sa progression dans la recherche ? Il vient quand même de réussir le premier mélange animal/végétal », lui demanda Niram.
La question parut gêner Holga. Son visage se rembrunit. Elle semblait choisir ses mots avec soin.
« Je n’approuve pas. Même si c’est une grande avancée, j’ai surtout l’impression qu’il joue à Dieu avec cette petite mijaurée.
- Vous voulez parler d’Amandine ?
- Oui. Elle a été son assistante durant les cinq dernières années. Avant qu’il ne la rencontre, il n’avait même jamais pensé expérimenter un tel métissage. Il se contentait de faire des boutures sur les plantes.
- Savez-vous s’il y avait une histoire entre eux ? » Holga prit son temps pour répondre.
« Elle lui faisait tourner la tête. Il en était très épris mais elle se contentait de le laisser languir. Il l’a déjà demandée une fois en mariage mais elle a refusé en prétextant qu’elle était encore trop jeune. » On sentait dans son ton une forme reconnaissable de dégoût. « Mais Emile n’a jamais perdu espoir ! », se désola-t-elle.
Ils discutèrent encore un peu et Holga leur apprit que son fils avait son propre laboratoire ici au sous-sol, où il travaillait sur des projets plus personnels.
« Pourrions-nous le voir ? », s’enquit Niram. Holga n’y vit aucun inconvénient. Elle les guida dans sa maison jusqu’à la cave.
« C’est la petite salle isolée au fond à gauche », leur indiqua-t-elle. Ils s’engagèrent alors dans un escalier droit qui menait dans une grande pièce qui servait de débarras. Tout s’y entassait dans n’importe quel sens.
« Il semblerait qu’Holga ne jette rien du tout », commenta Mathilde en indiquant un berceau. Niram ne releva pas, plus concentré sur ce qu’il allait découvrir derrière la porte. Elle grinça lorsqu’il la poussa avec prudence. La pièce était exiguë et débordait d’affaires. Il y avait un ordinateur posé sur un meuble près d’une montagne de livres dont tous traitaient de biologie végétale et animale.

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Figure 12 : Laboratoire privé d'Emile De La Forest

Explorant un peu plus les lieux, Niram découvrit, dissimulé sous un drap, un grand terrarium posé à hauteur d’homme. Emile l’avait aménagé de façon à ce que des plantes puissent y pousser. Il y avait des marguerites de toutes les couleurs, allant du rouge jusqu’au noir. Sur cette dernière, il nota que sa tige était comme tachetée. Il voulut l’examiner de plus près, et fut extrêmement surpris lorsque les « tâches noires » se déplièrent et que la marguerite chuta de tout son long pour s’enfuir à l’autre bout du terrarium et s’y replanter.
« Mathilde, viens voir ça ! » Il tenta de nouveau l’expérience avec une autre fleur qui avait des pétales noirs et jaunes. Il approcha son index de celle-ci, pensant qu’elle allait fuir, mais il la vit se pencher vers son doigt puis ressentit comme une piqûre d’insecte. La fleur se rabougrit alors, puis s’étala sur le sol. Niram jura sous la douleur, puis en grinçant des dents se mit à triturer son doigt qui avait pris une mauvaise couleur rouge.
« Laisse-moi voir ! », dit Mathilde en tentant de le raisonner. Elle lui attrapa la main et examina la plaie. Il y avait un dard enfoncé dans sa chair, qui s’était mise à gonfler. Elle fouilla dans son sac à main pour en extirper tout un set de manucure et récupérer une pince à épiler. Rapidement et avec précision, elle retira le dard du doigt de Niram. Ce dernier gémissait encore un peu mais avait retrouvé son calme. « Tu veux essayer avec une autre ? », le charria-t-elle. Il lui jeta un regard mauvais puis ressortit de la pièce pour rejoindre la maison. Après avoir pris le temps de recouvrir le vivarium, Mathilde le rejoignit. Son collègue était en pleine discussion avec Holga qui appliquait de l’alcool sur sa blessure.
« Non, mon fils m’a demandé de ne jamais entrer dans son bureau. Je le respecte là-dessus. L’accord que nous avons passé est que tout devait être propre à l’intérieur, sans quoi je ferais le ménage moi-même. Sachant qu’il déteste le faire, j’ai toujours été surprise de constater que les lieux étaient maintenus en ordre, sans un seul grain de poussière. Voilà ! », conclut-elle en appliquant un pansement sur le doigt meurtri. Mathilde se retint de rire lorsqu’elle remarqua qu’il y avait un petit Donald dessiné dessus. Un peu mal à l’aise, Niram dissimula sa main dans sa poche. Ils remercièrent Holga pour son accueil ainsi que pour son aide puis ils prirent congé.

Mathilde reconduisit Niram près de l’entrée du lotissement. Avant qu’il ne descende de la voiture, elle l’interpella.
« Que fait-on maintenant ? » Il resta silencieux quelques secondes puis résuma tout ce qu’ils avaient découvert, notamment le dernier point qui lui avait valu sa blessure.
« Emile s’amusait à faire des métissages entre les plantes et les insectes. Et pas des plus gentils ! On est en droit de se demander ce qu’il a prévu pour la plantation du parc !
- D’accord, mais encore ?
- On rentre au poste. Je veux demander deux commissions rogatoires pour fouiller son ordinateur et son bureau à l’institut. Je ne sais pas ce qui s’y trame mais cela ne me plaît pas du tout » Mathilde acquiesça.
« On se rejoint au poste alors. », conclut-elle. Il eut à peine refermé la portière de sa voiture qu’elle redémarra.

Quand Niram arriva dans le bureau, Mathilde était déjà installée devant son ordinateur, en train de taper un texte.
« Qu’est-ce que tu fais ? », demanda-t-il machinalement.
« Je m’occupe des commissions » Il s’assit devant son poste qu’il alluma. Ce dernier ronronnait tranquillement, prenant son temps pour démarrer. Niram ruminait ses pensées à propos des hybrides de plantes animales qu’ils avaient découverts chez Emile. En plus de cela, son doigt lui faisait horriblement mal. Il avait réussi jusqu’ici à ne jamais se faire piquer par quelque insecte que ce fût et il avait fallu que ce soit une plante qui ruine cet exploit.
« Tu t’es déjà fait piquer ? », demanda Niram à sa collègue toujours occupée à taper au clavier. Sans même relever la tête cette dernière lui répondit que c’était une calamité pour elle. Dès que les beaux jours revenaient, elle servait de festin à tous les moustiques de la région. Elle ignorait ce que les insectes lui trouvaient mais il ne se passait pas une nuit sans qu’elle ne se réveille avec un nouveau bouton. Elle lui rappela le matin où elle était venue travailler avec une rougeur importante dans le cou. Niram avait aussitôt supposé qu’elle voyait un homme, et elle avait eu beau démentir, la rumeur avait très rapidement fait le tour du commissariat. Il éclata de rire en se souvenant de cet épisode.
« Bon, je vais aller discuter avec Ellendur. Tu nous rejoins quand tu as fini ?
- Hum ! »

Niram sortit du bureau sans même un regard de la part de sa collègue, qui était plus à l’aise avec les ordinateurs qu’avec les êtres humains. Depuis qu’il la connaissait, il ne l’avait jamais entendue parler d’aucun homme qui eût partagé sa vie et pourtant elle fêterait ses trente ans l’année prochaine. Mais il ne s’était jamais permis de lui en faire la remarque ouvertement du fait qu’il était dans la même situation qu’elle. Il s’était séparé de son ancienne compagne un peu plus de deux ans auparavant, et depuis lors avait préféré continuer sa vie comme un loup solitaire.
Mathilde prit encore une heure pour rédiger les arguments qu’ils avançaient pour demander des commissions rogatoires. Ce qui la ralentissait le plus était la relecture, exercice qui lui demandait beaucoup d’attention car elle avait quelques difficultés avec la grammaire. Elle n’avait jamais brillé à l’école dans cette matière. Les yeux rouges, sur le point de pleurer à force de loucher sur son écran, elle estima qu’il ne demeurait plus aucune faute monstrueuse et que celles qui auraient survécu à sa traque mériteraient de subsister. Elle imprima son œuvre, l’arracha presque en l’attrapant au vol puis s’en vint dans le bureau de son supérieur.
Elle trouva les deux hommes en pleine discussion. Niram exposait encore sa théorie sur les plantes dangereuses que le duo de scientifiques voulait installer dans le parc. Mathilde nota qu’il suait énormément et que ses yeux étaient étrangement gonflés. Elle s’assit à ses côtés, sans parvenir à le quitter du regard. Il ne semblait pas aller bien du tout.
« Hum, je pense qu’il faudrait effectivement se pencher sur ce sujet avec plus d’attention. Je suis d’avis qu’il serait préférable pour le moment que personne ne soit mis au courant de cette affaire. Si on découvre qu’il existe de telles... ‘‘choses’’ », finit par choisir Ellendur, « la population risque de d’avoir une réaction quelque peu imprévisible. Que se passe-t-il Mathilde ? » L’intéressée tourna la tête, surprise d’avoir entendu son prénom. Elle écarquilla les yeux, incapable de répondre à la question qu’elle n’avait pas saisie. « Que se passe-t-il ? » répéta Ellendur.
« Je trouve que Niram a quelque chose de pas normal… » Ellendur observa son officier et constata qu’il semblait effectivement fatigué.
« Vous avez eu une nuit éprouvante ?
- Non, se défendit Niram, j’ai parfaitement bien dormi. C’est cette piqûre… Je ne suis pas habitué.
- Montrez-moi ça ! » Ellendur avait presque un ton paternel. Niram hésita puis finalement présenta sa main. Le pansement à l’effigie de Donald ne servait presque plus à rien. Le doigt du lieutenant avait tellement enflé que le tissu était totalement distendu. On devinait que du pus s’était accumulé là où était entré le dard. « Je pense que vous nous faites une superbe réaction allergique. Le mieux c’est que vous alliez à l’hôpital.
- Mais ce n’est rien du tout », tenta Niram sans grande conviction. « Demain ce sera fini !
- Tu ne t’es pas vu ! On dirait que tu es en train de mourir ! », renchérit Mathilde. « Je ne veux pas travailler avec un cadavre !
- De toute façon, vous n’avez pas le choix. Les commissions ne seront pas prêtes avant demain », dit-il en tendant la main vers Mathilde pour qu’elle puisse lui remettre les papiers. « Revenez demain. Je vais demander à un agent de vous raccompagner, vous ne pouvez pas conduire dans cet état ! » Niram n’osa exprimer aucune objection contre cette sentence, sachant très bien que de toute façon, c’était perdu d’avance. Silencieusement, il sortit du bureau. Ellendur demanda à Mathilde l’avis qu’elle s’était forgé sur le début de cette enquête. Elle lui fit part de son impression de dissimulation et de colère qu’elle avait à l’égard des mères des deux scientifiques. N’ayant pas interrogé les collègues du laboratoire, elle préféra ne pas trop s’avancer.
« Puisque pour le moment tu ne peux pas progresser dans l’enquête, je pense qu’il serait de bon ton que tu ailles t’occuper des rapports en retard que tu me dois… » Sa voix mielleuse en disait long sur le caractère impératif de la suggestion qu’il venait de faire. Mathilde esquissa un petit sourire et retourna précipitamment dans son bureau.

Le lendemain matin, bien que ce fût Dimanche, Mathilde se rendit au commissariat. Elle y trouva son coéquipier qui lisait son journal quotidien. Elle le salua joyeusement, lui demandant ce qu’avaient dit les médecins concernant la piqûre. Si elle entendit qu’il lui répondit, elle fut incapable de comprendre un traître mot.

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Figure 13 : Dimanche matin...

« Pardon ? », insista-t-elle. Même réponse incompréhensible. Soudainement énervée par l’obstination de son collègue à ne pas articuler, elle abattit le journal sur la table. Puis elle se retint de rire en voyant sa tête. En plus de ses yeux, ses joues avaient enflé à leur tour, le faisant ressembler à un hamster.
Son hilarité fut cependant de courte durée quand elle remarqua que ses iris prenaient une étrange coloration orange et noire. Elle n’eut pas le temps de lui poser plus de question car Ellendur déboula dans le bureau.
« Ah, je vois que tu comprends le problème ! », dit-il en guise d’introduction. « Je pense que c’est plus grave que ce que nous croyions. Il faut vraiment intervenir au plus vite. Donc trêve de rigolade ! » Il lui tendit deux feuilles. « Voilà vos commissions rogatoires. J’ai dû réveiller ce matin le juge qui n’avait pas pris le temps de les signer la veille. Quand j’ai vu la tête de Niram… » Il laissa sa phrase en suspens. « Vous vous rendez immédiatement dans ce laboratoire. Il s’y trame forcément quelque chose ! Trouvez ce que c’est ! » Il ouvrit la porte, invitant ses subordonnés à partir sur le champ. Comme un seul homme, tous deux se levèrent et rejoignirent la voiture de Mathilde en quatrième vitesse.

Mathilde, pendant sa conduite, jetait des petits regards en biais vers son passager. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle devait dire. N’y tenant plus, elle demanda comment il allait.
« Bien », répondit-il très vite. Mathilde fronça les sourcils; il y avait dans sa voix comme un bourdonnement d’insecte.
« Tu peux répéter ? » Il secoua la tête. Elle n’insista pas et se concentra de nouveau sur la route.

Elle gara la voiture un peu n’importe comment, bâclant son créneau. Elle jugeait qu’elle avait de plus grandes priorités que de savoir si elle mordait ou pas la ligne blanche entourant son véhicule. Elle dut courir pour rejoindre Niram qui était déjà entré dans l’institut. Elle distingua clairement un bourdonnement dans sa voix alors qu’il était à la limite de crier sur la secrétaire. Elle tenta d’intervenir mais son collègue ne lui laissa pas l’occasion de prendre la parole. Rapidement, le professeur Morbert vint à leur rencontre. Ses yeux devinrent soucieux lorsqu’il remarqua le début de mutation qui s’était opéré sur Niram.
« Hum, veuillez me suivre s’il vous plaît », leur déclara-t-il. Le professeur les fit passer par une autre porte, qui donnait sur un luxueux ascenseur tout en verre.
« Nous n’avons pas encore trouvé le moyen de supprimer les effets des transformations mais nous sommes en mesure de les ralentir.
- De les ralentir ??? », bourdonna Niram. « Je ne veux pas devenir une abeille ! », éructa-t-il avec colère.
« Vous ne deviendrez pas une abeille », commença le professeur qui se voulait rassurant. « Vous serez quelque chose entre les deux. Quoi ? Je ne peux pas vous l’affirmer.
- Avez-vous déjà eu des cas similaires ? », demanda Mathilde.
Le professeur ignora sa question. L’ascenseur venait d’ouvrir ses portes, donnant sur une passerelle de métal. Mathilde eut l’impression de se retrouver au milieu d’une fourmilière tellement il y avait de monde, travaillant, se déplaçant, ou discutant avec plus ou moins d’emphase. Pas un seul ne semblait rester à un même poste plus de vingt minutes. Le professeur Morbert avait déjà dévalé les escaliers, habitué des lieux qu’il était. Les deux policiers se dépêchèrent de le rejoindre lorsqu’il les eut appelés. Il entra alors dans une pièce toute blanche, avec deux fauteuils blancs en son milieu pour tout mobilier.
« Je suis désolé mais je ne peux pas vous laisser entrer dans les laboratoires. Tout ce qui se passe ici est confidentiel. Je peux en revanche… », commença-t-il.
« Nous avons obtenu l’autorisation de perquisitionner le bureau d’Emile », l’interrompit Mathilde en lui tendant un document. Leur interlocuteur le lut avec soin. Ses sourcils se froncèrent.
« Soit ! », trancha-t-il, « mais il faut tout d’abord que l’on s’occupe de votre collègue, sans quoi il finira comme le pauvre Antony.
- Antony ? », répéta Niram.
« Oui, le frère d’Amandine. Le pauvre enfant », se désola le professeur. « Amandine n’en était qu’à ses coups d’essai sur le métissage des plantes.

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Figure 14 : Salon Blanc

Elle avait tenté de modifier des noyaux de cerise avec de l’ADN d’éléphant. Le résultat fut surprenant : sur l’arbre déjà imposant se mirent à pousser des fruits cinq fois plus gros que la normale. En bonne scientifique, elle décida de procéder à des tests, surtout après avoir observé des moineaux atteindre la taille du corbeau en ayant consommé de ces fruits géants. Elle devait obtenir les résultats le lendemain, mais en rentrant chez elle elle surprit son frère en train d’en manger lui aussi. La mutation ne se fit pas attendre : dès le lendemain, ses oreilles prirent une couleur grise et commencèrent à se développer. C’est pour cette raison qu’elle travaillait de son côté sur une façon d’inverser le processus. Je n’ai plus revu Antony mais d’après les rapports qu’elle m’envoie, la croissance de ses oreilles n’a toujours pas cessé. Cependant, elle y a également consigné qu’en parallèle son ouïe s’est considérablement développée. Pour le moment, Amandine a seulement trouvé le moyen de ralentir le processus.
- Vous n’avez rien tenté sur des êtres humains ? », l’interrogea Mathilde avec suspicion.
« Jamais de la vie ! Cela ne fait pas partie de notre éthique de travail », s’emporta le professeur. « Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je vais aller chercher un collègue qui vous conduira au laboratoire d’Emile et Amandine. » Il sortit de la pièce en refermant la porte avec humeur.
« Tu pourrais essayer d’avoir plus de tact », bourdonna Niram. Mathilde haussa les épaules. Elle prit place sur l’un des deux fauteuils. Niram vint la rejoindre sur l’autre et ils reprirent ensemble les maigres éléments de l’enquête. « Je pense que ce ‘‘ralentisseur’’ n’a pas été fait pour rien. C’est quand même quelque chose d’important que cette découverte. Je pense que notre couple n’était pas seul à travailler dessus. Il faut interroger une nouvelle fois tous les employés.
- Et tu crois que le professeur Morbert nous laissera faire ? », dit Mathilde. « Tu l’as bien entendu : c’est confidentiel !
- Laisse-moi passer un coup de fil... », annonça-t-il en dégainant son portable. En moins de deux, il le porta à son oreille. Rapidement, il fut en relation avec un correspondant avec lequel il évoqua la possibilité de diffuser les avancées de leur enquête dans la presse. Il exigeait de pouvoir enquêter comme il l’entendait, en ayant notamment accès au laboratoire couvert en temps normal par le secret industriel. Il raccrocha puis déclara : « c’est bon. Morbert va recevoir un coup de fil. » Son sourire triomphant fut accueilli par une moue réprobatrice de Mathilde. Elle savait que Niram avait le bras long, cependant elle jugeait qu’il utilisait certains de ses contacts un peu trop à la légère. Elle allait lui en faire la remarque quand la porte s’ouvrit. Une jeune femme vêtue d’une blouse blanche pénétra dans la pièce. Elle poussait un chariot en métal sur le quel étaient posés une seringue et un petit flacon rempli d’un liquide jaune. En apercevant la taille de l’aiguille, Niram voulut protester contre l’injection du produit, mais finit par accepter avec réticence lorsqu’il constata que sa voix bourdonnait encore plus qu’auparavant. La jeune fille fit cela très bien car Niram ne sentit même pas la piqûre. Elle essuyait déjà la petite plaie quand il rouvrit les yeux avec étonnement.
« Voilà » Il remit sa manche en place un peu honteux de son comportement.
« Merci. Pourriez-vous accompagner ma collègue au laboratoire des professeurs De La Forest et Crozier ? J’aimerais ensuite pouvoir vous poser quelques questions.
- Vous l’avez déjà fait hier, lieutenant, vous vous souvenez ?
- C’est vrai mais de nouveaux éléments nous ont été rapportés depuis. Nous voulons creuser ces nouvelles pistes.
- Le professeur Morbert a-t-il donné son accord ? » Niram se contenta de hocher la tête. « Dans ce cas… si vous voulez bien me suivre », invita-t-elle Mathilde. Elle la conduisit à travers le dédale de couloirs de la fourmilière qu’elle avait surplombée en arrivant, jusqu’à une porte au fond de la salle. Son guide composa un code sur un dispositif électronique puis se fit scanner la rétine de l’œil avant d’introduire une clef dans la serrure. La porte s’ouvrit avec un déclic sec.
« Leur découverte est si précieuse que ça ? », s’étonna Mathilde.
« Plus que vous ne pouvez l’imaginer. Si on arrive au bout, elle changera la face du monde ! On pourrait peut-être ramener à la vie des espèces qui ont aujourd’hui disparu ! » Le lieutenant s’avança au cœur du lieu de travail des deux disparus. C’était une très grande pièce avec au moins cinq ordinateurs, trois microscopes et une sorte de couveuse. « Quand vous aurez fini, il vous suffira de sortir normalement. Le mécanisme de sécurité se mettra en marche aussitôt que vous fermerez la porte. Si vous voulez bien m’excuser, votre collègue m’attend », dit-elle en laissant Mathilde toute seule. Cette dernière fit un tour des lieux. Les ordinateurs tournaient encore, n’émettant qu’un faible ronronnement. Elle activa l’écran du premier sur sa gauche; il n’était pas verrouillé. Elle prit place puis commença sa fouille dans le ventre de la machine. Rapidement elle en déduisit que c’était celui d’Amandine : il y avait tous les rapports sur l’évolution de l’état d’Antony. Continuant ses recherches, elle trouva un dossier qui n’avait connu aucune mise à jour depuis un an.

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Figure 15 : Bureau d'Emile et Amandine

Il ne contenait rien d’autre que des formules très compliquées. Mathilde abandonna l’idée de les comprendre, et lut en diagonale, espérant tomber sur quelque chose qu’elle pourrait enfin déchiffrer. Au bout d’un moment, bredouille et engourdi, elle s’étira sur sa chaise, dont le dossier s’inclina en suivant le mouvement. Elle retint alors un cri : dans son dos, un bruit métallique venait de retentir sur le sol. Elle se redressa pour se retourner précipitamment. Une petite clef identique à celle qui avait servi pour ouvrir le bureau gisait par terre. En la ramassant, Mathilde chercha avec un brin d’angoisse d’où cet objet avait pu tomber, mais ne trouva pas d’explication convaincante. Bien qu’intriguée par cette clef, Mathilde reprit sa recherche dans l’ordinateur. Elle ouvrit un autre fichier qui lui était verrouillé par un code. La jeune femme se hasarda à quelques combinaisons qui lui semblaient évidentes, puis tenta de valider « noyAnt », anagramme d’Antony. Un écran de texte apparut soudain devant Mathilde, qui s’empressa d’assimiler le contenu des secrets qu’elle venait de dévoiler. Il semblait s’agir du journal intime d’Amandine. Elle y parlait d’une invention dont elle stockait un prototype chez elle, des résultats qu’il lui permettait d’obtenir, ainsi que de sa relation avec Emile. Si l’homme était très intelligent, il semblait affligé d’un sérieux problème pour se sociabiliser. Elle l’admirait beaucoup mais ne se voyait pas du tout faire sa vie avec lui. Cependant, suite à la mutation de son frère, elle s’était tournée vers lui pour qu’il l’aide à trouver le moyen d’inverser le processus. Il avait accepté, mais profitant de sa position il avait exigé qu’elle l’épouse avant. Si, au début, elle avait préféré tenter de trouver l’antidote toute seule, elle avait rapidement dû jeter l’éponge : Antony avait pris du poids et la peau de son dos avait commencé à virer au gris de façon inquiétante. Jeune fiancée, elle se sentait prise au piège : Emile rajoutait toujours plus de conditions et elle n’en voyait pas la fin. C’est ainsi qu’il s’appropria le brevet de son invention. Elle voulut protester mais l’enjeu concernait son propre frère. Peu après, il y eut le projet de réhabilitation du parc, et Emile avait de nouveau imposé sa loi, qu’elle avait aussi fini par accepter d’endurer. Mathilde comprenait à travers les mots choisis par Amandine que cette dernière nourrissait une forte rancœur à l’égard de son collègue pour s’être ainsi joué elle. Jugeant qu’elle n’avait pas besoin de pousser plus avant ses investigations, Mathilde décida de retourner voir la mère de la scientifique, dont les confessions indiquaient clairement que le prototype de son invention se trouvait là-bas. Mathilde fit un crochet par le salon blanc pour informer son collègue de ses dernières trouvailles ainsi que de ses projets immédiats.
« D’accord. Je pense que je n’aurai pas fini à midi. Rejoins-moi ici quand tu auras terminé », dit-il. En face de lui se trouvait un homme de petite taille, les cheveux coupés court, affublé de petites lunettes qui lui tombaient sur le bout du nez. Mathilde remarqua que le calepin de Niram était noirci d’annotations. Elle voulut lire la page apparente mais il le referma. « A tout à l’heure. » Elle tenta de comprendre sa réaction mais il ne prêta plus attention à elle, reprenant son interrogatoire du scientifique.

Mathilde se permit de fumer une seule cigarette pour tout le trajet. Quand elle arriva devant les grandes grilles, elle se présenta à l’interphone. Le majordome vint la chercher une fois de plus en voiturette. Il la questionna sur la raison de sa visite et l’avancée de l’enquête. Mathilde tâcha de lui répondre en dévoilant un minimum d’informations. Elle laissa toutefois échapper qu’elle recherchait le prototype de l’invention d’Amandine. Une ombre de doute traversa le visage de son chauffeur puis il arrêta l’auto au pied de la demeure. Il sembla vouloir déclarer quelque chose, mais la mère d’Amandine se trouvait déjà sur le pallier. Mathilde grimpa les marches quatre à quatre.
« Pourrais-je savoir ce que signifie votre présence ? Est-ce une habitude au sein de la police de venir importuner les gens à tout moment de la journée sans même prévenir ? », reçut Mathilde pour tout accueil.
« Bonjour Madame Crozier. Nous avons fait quelques progrès dans l’enquête. Toutefois, j’aurais besoin d’examiner l’installation qu’utilise votre fille quand elle travaille chez vous.
- Elle ne travaille plus à la maison. Je lui ai interdit suite à l’incident avec Antony. Je peux toujours vous montrer son ancien bureau mais vous n’y trouverez rien d’intéressant.
- Je veux bien, s’il vous plaît » La femme l’invita finalement à entrer. Elle la guida à travers la grande maison jusqu’au rez-de-chaussée de la tour de droite, où se trouvait l’ancien bureau d’Amandine. La pièce était désormais un petit salon, avec un canapé en demi-cercle et une grosse télévision. Mathilde s’accorda quelques minutes pour essayer d’imaginer ce que fut jadis la pièce mais elle eut la conviction que le même le papier-peint avait été changé. Les mains dans les poches, le lieutenant fit la moue. Elle était sûre que le prototype se trouvait quelque part, aussi, s’il ne se trouvait dans ce bureau, il devait être dissimulé dans sa chambre… ou ailleurs. Au vu de la taille de cette maison, il devait y avoir des cachettes toutes plus secrètes les unes que les autres. C’était peine perdue. Mathilde renonça à chercher pour le moment, mais elle comptait bien revenir : le majordome savait quelque chose. Elle remercia la maîtresse de maison et descendit les marches du perron pour retrouver la voiturette. Elle attendit d’être arrivée près de la grille pour questionner tranquillement le majordome.
« Que vouliez-vous me dire à tout à l’heure ? » L’homme fit la girouette pendant quelques secondes pour regarder dans toutes les directions, puis répondit :
« Mademoiselle Amandine travaillait tout le temps, même une fois rentrée ici. Elle s’en voulait pour l’incident. Bien sûr, Madame sa mère le lui avait formellement interdit, mais il était plus important que tout au monde pour elle que son frère retrouve une apparence normale. Un jour où je venais nettoyer sa chambre, je l’ai surprise en train de dormir devant le prototype de son invention. Elle avait dû travailler toute la nuit, et elle ne s’est réveillée qu’une fois que je fus entré. Plaidant la bonne cause, elle m’a demandé de garder le secret vis-à-vis de sa mère. J’ai tenu ma parole.
- Pourriez-vous me confier cet appareil ? » Il secoua la tête.
« Pardonnez-moi mais je viens déjà de rompre ma promesse. Ne m’en demandez pas trop. »
Compréhensive, Mathilde regagna sa voiture.

Ayant été plus rapide que prévu, elle prit le temps de repasser au commissariat pour s’entretenir des derniers avancements de l’enquête avec son supérieur. Ellendur la reçut entre deux réunions. Elle insista sur le chantage qu’exerçait Emile sur Amandine, allant même jusqu’à supposer que cela pourrait être le mobile d’un meurtre. Le commandant lui signala toutefois qu’il ne partageait pas son point de vue car Amandine avait besoin d’Emile pour trouver le remède à la condition de son frère. Après l’avoir remerciée, il congédia son lieutenant et retourna à ses réunions.

Mathilde retourna ensuite à l’institut. Elle se présenta rapidement à l’accueil puis s’en fut dans la salle blanche. On y avait installé une table de la même couleur sur laquelle écrivait Niram. Il interrogeait une femme d’une quarantaine d’années, de corpulence un peu forte. Elle lui répondait d’une voix posée pendant que lui continuait d’écrire. Mathilde lui demanda si tout allait bien. Il l’ignora. La femme se leva peu après puis sortit de la pièce.

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Figure 16 : Retour à l'institut

Niram était toujours penché sur la table, faisant crisser le papier. Quand il eut fini, il lui tendit un cahier. Elle lut rapidement les quelques lignes qu’il y avait inscrites : « Je ne peux plus parler ! Il faut qu’on se dépêche d’en finir ! Je commence à en avoir marre ! »
- Je suis passée voir Ellendur. Il n’a rien dit concernant les examens effectués sur le contenu du terrarium » Il reprit son calepin.
- Le chef de la scientifique vient de m’appeler. Je n’ai pas pu lui répondre… il a raccroché. Tu peux le joindre ?
- Oui. » Mathilde prit son téléphone et appela. Après de brèves salutations, l’homme lui exposa que toutes les marguerites avaient subi des mutations au cours de croisements avec divers insectes. Il avait ainsi dénombré en plus de la marguerite-araignée et de feue la marguerite-abeille, une marguerite-coccinelle, une marguerite-papillon, une marguerite-mante religieuse, une marguerite-guêpe et une marguerite-frelon. Si la plupart ne présentait qu’une mutation au niveau de la couleur des pétales et éventuellement une caractéristique inoffensive d’un animal, comme les pattes d’araignée ou les ailes de papillon, un de ses agents avait été piqué par celle mélangée au frelon. La femme avait déjà commencé à muter. Mathilde lui conseilla de l’envoyer à l’institut le plus rapidement possible sans lui donner plus d’explications et raccrocha.
« Tu n’es plus seul dans ton cas. Tu as trouvé autre chose ? » Niram lui tendit sa réponse. Il avait inscrit une liste qui s’étendait sur trois petites pages de prénoms avec en face un commentaire. « Toutes ces personnes ont subi des mutations ? » Il acquiesça. Elle la relut avec plus d’attention : il y avait toutes sortes de mutations différentes, allant d’une simple modification de la couleur de l’iris à l’apparition d’appendices d’insectes ou d’animaux. En effet, une des victimes était maintenant dotée d’épines similaires à celles des hérissons en guise de cheveux. « Mais comment as-tu pu passer à côté de ça quand tu les as interrogés pour la première fois ? » Niram se contenta de lui jeter un regard noir. Elle s’abstint d’en rajouter. « Sinon, de mon côté je n’ai rien obtenu de plus. Je sais juste que le prototype est dans la chambre d’Amandine mais je ne sais toujours pas à quoi il ressemble. Il faut que j’y retourne dans l’après-midi. Tu veux venir avec moi ? »
Quelques coups de crayon plus tard :
« Non je n’ai toujours pas fini de faire le tour des scientifiques ici.
- D’accord. Tu veux que je te ramène un pot de miel pour le goûter ? », se moqua-t-elle. Elle s’enfuit de la pièce en évitant de peu le cahier qu’il lui avait lancé à la figure. Elle se retenait de rire, et pensait bien que cela ne devait pas être facile pour lui, mais elle trouvait la situation tout de même risible.

Malgré la situation, Mathilde s’autorisa une petite heure de jogging. Elle en profita pour réfléchir à toute l’enquête, et pour essayer de comprendre enfin les raisons de ces deux disparitions. Elle continua son analyse pendant qu’elle prenait sa douche. Elle devait à tout prix récupérer le prototype ! Sa décision était prise quand elle ressortit dans la chaleur du début de l’après-midi.

La mère d’Amandine exprima avec véhémence son désaccord avec fait que l’on rentre chez elle comme dans un moulin. Mathilde refusa pourtant de s’excuser.
« J’ai besoin de voir la chambre de votre fille !
- Il n’en est pas question ! », objecta la femme.
« Fort bien ! Je vais donc demander à mon supérieur de rendre toute l’histoire publique. On y parlera en détail de votre fils, et sa photo fera la une de tous les journaux du pays ! » Mathilde avait opté pour la menace, même si elle savait que cette dernière n’était que du vent. Sa tactique eut toutefois l’effet escompté : la femme blêmit sous le choc, se mordit la lèvre puis d’une faible voix, appela son majordome et lui demanda de montrer à Mathilde la chambre d’Amandine. Cette dernière se trouvait au deuxième étage, à gauche de l’escalier. L’enquêtrice eut le souffle coupé devant la taille de la pièce et la majesté des meubles l’occupant : le lit était par exemple décoré d’un magnifique baldaquin aux couleurs royales.
« Savez-vous où l’on peut trouver le prototype ? » Le majordome secoua la tête.
« Mademoiselle Amandine m’a certes demandé de garder le secret sur l’existence de cet appareil, mais je ne l’ai en revanche plus jamais revu » Mathilde s’imaginait déjà devoir fouiller toute la pièce quand une voix sonore l’interpella.
« Je sais où elle le cache ! », dit Antony qui se tenait dans l’embrasure de la porte. Ses oreilles pendaient mollement sur ses épaules et son cou commençait à se faire manger par des taches grises. Il se dirigea tout droit vers une grande armoire d’où il sortit une boîte à chaussures. Il la manipula avec précaution, elle semblait être très lourde. Il la déposa sur la coiffeuse de sa sœur puis laissa le soin à Mathilde de l’ouvrir. Elle y découvrit un petit appareil pas plus grand que trois pommes, pratique pour faire des expériences sur de petits objets.
« Tu sais comment elle fonctionne ? », s’enquit-elle. Antony semblait ailleurs, ses oreilles parcourues de légers tressaillements.
« Oui, répondit-il. Il suffit de rentrer les éléments du métissage désiré ici, puis de la refermer », déclara-t-il en indiquant l’intérieur de la machine. Il ne restait plus ensuite qu’à effectuer quelques manipulations avec l’ordinateur pour que la machine réalise la fusion.
« C’est comme ça qu’Amandine a obtenu le cerisier-éléphant. »
- Ta sœur t’aurait-elle parlé d’une autre machine, qui serait à l’institut ? » De nouveau, Antony prit son temps pour répondre.
« Oui il en existe une. Mais elle est installée à l’abri des regards indiscrets derrière la bibliothèque de son bureau, dont vous possédez la clef » Mathilde le dévisagea, interloquée.
« Comment sais-tu que j’ai trouvé une clef ? » Les yeux de l’adolescent s’ouvrirent en grand et il s’enfuit. L’officier de police tenta de le rattraper mais il s’était déjà enfermé dans sa chambre.
« Cela ne sert à rien de le pourchasser. Antony a l’ouïe très fine, il vous a peut-être entendue en parler.
- Possible », concéda-t-elle. Toutefois elle était sûre qu’il s’agissait d’autre chose. Elle referma la boîte à chaussures qu’elle emporta avec elle.

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Figure 17 : Chambre d'Amandine

Elle la déposa à la police scientifique, en leur précisant d’y faire très attention. Elle croisa en ressortant la femme qui avait été piquée par la marguerite-frelon; de petites touffes de poils noirs chamarrés de jaune étaient apparues sur tout son corps. Mathilde repensa à Niram, espérant que sa mutation avait franchement ralenti. Elle se dépêcha de conduire jusqu’à l’institut : le Soleil déclinait déjà.

Niram était au beau milieu d'un interrogatoire lorsqu'elle arriva. Elle fut paralysée en pleine course à sa vue : sur sa tête avaient poussé deux antennes noires qui se mouvaient dans tous les sens pendant qu’il écrivait. Elle préféra s’abstenir de tout commentaire, attendant patiemment qu’il ait fini. Quand le scientifique aux pupilles de chat s’en fut allé, Mathilde lui raconta ce qu’elle avait découvert. Elle lui expliqua sommairement le fonctionnement de l’engin puis lui fit part de son sentiment de malaise lorsqu'Antony avait mentionné la clef.
« Nous avons de plus grandes priorités : celles de trouver cette machine et ces foutus scientifiques ! » Son écriture était difficile à déchiffrer tant il bouillonnait de rage.
« D’accord ! On n’a qu’à aller inspecter le bureau d’Emile » Mathilde s’était levée avec la ferme intention de dénicher la fameuse pièce secrète, mais elle fut stoppée dans son élan par la porte qui s’ouvrit sur le professeur Morbert.
« Je pense qu’il est grand temps que vous partiez d’ici ! Je me suis plaint au maire de la ville de vos méthodes tout aussi douteuses que cavalières. Vous auriez même agi sans l’aval de votre supérieur ! Alors maintenant, veuillez vous en aller et cesser d’importuner les employés de notre institut. Comme vous avez dû vous en rendre compte, nous avons beaucoup de travail ! » Il les escorta jusque sur le perron et ne retourna au sein de l’institut qu'après avoir regardé les deux voitures quitter le parking.

En arrivant devant le commissariat, Mathilde avait du mal à calmer Niram qui bourdonnait dans tous les sens, ses antennes se balançant furieusement. Elle remercia le ciel qu’il n’eût pas de dard, faute de quoi il aurait piqué tout le monde sur son chemin, pour peu qu’il eût pu le faire plus d’une fois. Son collègue fila directement dans le bureau de son supérieur, tout en "bourdamnant". Mathilde ne comprenait rien de ce qu’il disait mais elle imaginait bien de quoi il pouvait être question. Même face à Ellendur, Niram continua son monologue vrombissant.
« Assez ! », s'exclama leur supérieur en frappant du plat de la main son bureau. « Que se passe-t-il ? Mathilde ?
- Nous avons été chassés de l’institut ! Il semblerait que le maire ne veut pas que nous allions plus loin dans nos investigations.
- Oui, je suis au courant, je l’ai eu au téléphone il y a peu. Il m’a demandé de clore l'enquête. Pour lui les recherches sont plus importantes que le parc, et il ne veut pas de scandale. Il pense qu’il pourra confier la réhabilitation à quelqu’un d’autre puisqu’Emile en a déjà fourni tous les plans. La conclusion officielle est que nos deux disparus ont fui en amoureux. Et c’est tout !» Niram émit un trille suraigu de stupéfaction.
« Vous ne pouvez pas accepter cela ! », s’indigna Mathilde.
« Non, je ne peux pas… je fais le dos rond mais je compte sur vous ! Et maintenant, disposez ! » Alors que les deux équipiers allaient quitter le bureau, Ellendur ajouta : « Et bonne chance ! », puis remit un gros livre entre les mains de Mathilde. Ils le remercièrent et ressortirent directement du commissariat.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent dans l’appartement de Mathilde. Ils avaient pris place dans le canapé du salon, et s'étaient penchés au-dessus du volume que leur supérieur leur avait remis. Il s'agissait des plans de l'institut de recherche. Après quelques délibérations, ils optèrent pour une mission au cours de la nuit suivante. Ne manquait plus qu’à trouver une faille pour pénétrer dans le bâtiment sans se faire repérer. A l’arrière se trouvait un grand bassin où nageaient diverses espèces de poissons, y compris des poissons-robots qui constituaient une vitrine sur les réussites de l’institut et de ses partenaires dans le domaine de la haute technologie. Or il existait un système de communication entre le bassin et l’institut, mais Mathilde doutait que ce soit la meilleure solution. En effet, d'une part le plan indiquait que la jonction se faisait par l'intermédiaire d'un tuyau, qui au vu du schéma était très long. D'autre part, elle savait que le bassin abritait également des piranhas, qui auraient tôt fait de les dévorer tout crus, sans compter les poissons-robots dont elle ignorait le régime alimentaire Niram étudia alors la possibilité d'un passage par les airs. Il en existait bien un, toutefois il était véritablement au sommet de l'édifice, ce qui leur imposerait d'escalader toute la façade de verre du laboratoire au prix de plusieurs heures d'effort. N’ayant pas trouvé de meilleure solution, ils commencèrent à préparer leur expédition. Ce genre de manœuvre n'était pas rare au cours des enquêtes, toutefois bien peu de civils ou même d'agents de police en connaissaient l'existence. Tous les officiers n’y étaient pas initiés non plus. On privilégiait ceux vivant seuls car en cas d'échec, les conséquences seraient moins fâcheuses que si la personne possédait déjà une famille. A la fin de leur formation spéciale, les deux lieutenants avaient reçu de la main d’Ellendur un sac de sport renfermant un kit de parfait cambrioleur, allant de la tenue de camouflage au pistolet à grappin. Ayant décidé de se retrouver deux heures plus tard devant l’institut, Niram prit congé de Mathilde. La femme se fit couler un bain, histoire de se détendre. C’était une première pour elle et rien que le fait d’imaginer escalader la façade du laboratoire pendant la moitié de la nuit l'épuisait. Elle rassembla pourtant tout son courage, s’affubla du déguisement et après avoir échangé le sac de sport contre un sac à dos plus pratique, elle sortit discrètement de chez elle pour aller au rendez vous. Elle opta pour un trajet à pied, ce qui lui fit une course d’une bonne demi-heure sans forcer. Arrivée la première sur les lieux, elle vérifia tout de même rapidement dans les fourrés si son collègue ne s'y était pas caché pour l’attendre. N'ayant trouvé âme qui vive, elle s’accroupit derrière un buisson pour guetter Niram. Peu après, un bruit d’air brassé se fit entendre, plus silencieux qu’une débroussailleuse mais tout de même distinct. Elle leva les yeux au ciel et aperçut son collègue qui se posa rapidement à proximité d'un arbre pour se réfugier à l'abri des regards. Il était torse nu, vêtu seulement d’un pantalon et coiffé d'un bonnet. Le voyant de dos, Mathilde n’eut aucune difficulté pour remarquer les quatre ailes qui sortaient de ses omoplates. A pas prudents, elle s’approcha de lui. Elle fit ensuite rouler des petits cailloux pour attirer son attention. Le regard qu'il lui jeta en disait long sur son degré de fureur. Il l’attrapa dans ses bras et se remit à battre des ailes, s’élevant rapidement avec elle dans les airs. Il la déposa sur le toit, à l’endroit exact où ils comptaient investir les lieux.

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Figure 18 : Devant l'institut...

« Ca a quelques avantages de muter », murmura-t-elle. Niram leva les yeux au ciel puis d’un geste un peu brusque l'invita à rentrer dans la conduite d’aération, ce qu'il fit ensuite à son tour. A l’aide d’une lampe torche et du plan du système de ventilation, ils se dirigèrent vers une grille donnant sur le bureau d’Emile et Amandine. Mathilde manqua de peu la faire tomber sur le sol en la dévissant. Finalement, elle la déposa délicatement dans un coin et pénétra dans la pièce, tâchant de faire le moins de bruit possible. Niram se posa avec légèreté à côté d’elle, ses ailes brassant doucement l’air.
« Ne fais pas le fier ! », lui ordonna-t-elle. Il voulut protester mais elle ne lui en laissa pas le loisir, commençant immédiatement à fouiller la salle. « D'après Antony, il y a une cachette derrière la bibliothèque » Seulement la pièce en possédait deux, adossées à deux murs opposés. Mathilde tenta sa chance sur celle de droite alors que Niram se concentra sur celle de gauche. Celle de l'homme-abeille se trouvait être solidarisée au mur. Il bourdonna timidement; Mathilde le rejoignit. « Il faut maintenant trouver une serrure pour que je puisse y insérer cette clef », dit-elle en la lui montrant. Après avoir déplacé tous les livres, ils durent admettre qu’il n’y avait pas de serrure dans le mur. En revanche ils remarquèrent, au-dessus de la dernière étagère, un emplacement rectangulaire pratiqué dans l’épaisseur de la paroi qu’ils cherchaient à franchir. Niram s’éleva dans les airs pour l'examiner de plus près. Il resta ainsi quelques secondes puis revint se poser à terre, et se mit à ouvrir tous les livres. Mathilde tenta de deviner ce qu’il pouvait chercher mais il ne parvenait pas à lui expliquer. Il fallut attendre qu'il poursuive sa fouille et qu'il brandisse enfin sa trouvaille. Il s'agissait d'un livre banal dont la couverture semblait très usagée. Cependant, l'intérieur était rempli de câbles électroniques, et en son centre se devinait une encoche qui devait correspondre à une sorte de carte magnétique. Mathilde n’essaya même pas d’y insérer la clef, mais au contraire se précipita vers le bureau d’Amandine pour en déverrouiller le tiroir du haut. Dans un grincement, le tiroir s’ouvrit, découvrant un capharnaüm où se dissimulait un rectangle de plastique transparent laissant apparaître son cœur composé de circuits imprimés. Elle le donna à Niram qui l'inséra dans la fente, puis déposa le livre à sa place. Un bruit sourd de mécanique se fit entendre aussitôt. Le mur de la bibliothèque pivota sur lui-même, dévoilant ainsi la pièce secrète. Balayant l’espace avec le faisceau de sa lampe torche, Mathilde passa prudemment à travers la cloison. Elle découvrit juste en face d’elle un amas de cages empilées les unes sur les autres. Sur le mur de gauche se trouvait apparemment une version de la taille d’un homme de la machine qu’elle avait trouvée chez Amandine, reliée à un gros ordinateur. Niram actionna l’interrupteur et Mathilde éteignit sa lampe. Toutes les cages étaient occupées par des êtres qui n’étaient plus que des moitiés de quelque chose. Ils trouvèrent ainsi un lapin qui avait sur le dos de jolies fleurs de rose, une souris qui était couleur olive ou encore un rat doté d'une carapace identique à celle d’une coccinelle mais qui avait tout de même réussi à garder son blanc d'origine.
« Tu penses que ce sont des mutations dues aux piqûres d’insectes ? » Niram haussa les épaules. « Tu ne crois pas qu’ils auraient tenté de faire un métissage entre deux êtres vivants ? » Il répéta son geste d'incrédulité. Niram examinait consciencieusement la machine, se gardant bien d'y toucher. Mathilde reprit alors son examen du contenu des cages. Elle se sentait un peu mal à l’aise face à toutes ces « créatures » qui n’avaient rien de normal. Supposant que personne hormis les deux scientifiques n’était au courant de leur existence, elle s’était toutefois autorisée à les nourrir, leur donnant un peu de ce qu’elle avait trouvé dans un coin de la pièce. A chaque fois qu’elle ouvrait une grille, son occupant se terrait dans le fond, à l’opposé. Mais sitôt la porte refermée, la chimère se précipitait sur sa pitance. Mathilde remplit également tous les biberons vides. Arrivée au bout du pan de mur, elle remarqua que dans la dernière cage, posée à côté de la pile, se trouvait un chat blanc qui semblait encore normal. L’animal était couché sur le flanc, inerte. Elle tapota sur le côté pour tenter de le réveiller mais il ne réagit pas. Redoutant qu’il soit déjà décédé, elle ouvrit la cage en ne prenant aucune précaution. Elle l’attrapa par en-dessous et le sortit délicatement de sa prison. Sa tête se balançait exagérément. Puis subitement, il ouvrit les yeux et Mathilde sentit une forêt de piquants lui transpercer la peau. Elle le lâcha en étouffant un juron. Le chat, terrorisé, courut tous azimuts. Il semblait être comme aveugle. Il percuta les rares meubles qui se trouvaient dans la pièce, parvint malgré tout à monter sur le bureau et pianoter sur le clavier de l'ordinateur, puis reprit sa course effrénée. L’ordinateur se mit en marche et ils virent à l’écran un décompte commencer. La machine s’était mise sous tension. Se désintéressant du chat déchaîné, Mathilde essaya tout un tas de combinaisons de touches pour stopper le processus pendant que Niram chercha de son côté à désactiver l’engin. Tout se passa ensuite sans qu’aucun n’ait le temps de réagir. Alors que l’écran affichait cinq secondes, les portes de la machine s’ouvrirent, illuminant la pièce de bleu et de jaune. Le chat s’y précipita, heurtant Niram de plein fouet, lui faisant ainsi perdre son équilibre. Tous deux furent alors projetés à l’intérieur, et les deux battants se refermèrent sur eux.

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Figure 19 : Niram dans la machine

Mathilde actionna encore quelques touches mais le compte à rebours était arrivé à son terme. Elle s'écarta, et ne put rien faire d'autre que regarder la machine projeter des lumières dans tous les sens dans un vacarme effroyable. Puis tout redevint silencieux. Elle essaya d’ouvrir elle-même les portes qui retenaient prisonnier son collègue mais ces dernières lui résistèrent jusqu’à ce que, d’elles-mêmes, elles décident de délivrer leurs otages. Mathilde, n'osant aller plus loin que leur embrasure, observa l’intérieur de la machine. Il n’y avait aucune trace de son collègue, mais elle retrouva le chat qui avait atteint la taille d’un épagneul, un hérisson noir et jaune doté d'antennes et de quatre ailes sur le dos, ainsi qu'un petit tas de vêtements.
« Niram ? », demanda-t-elle au hérisson qui commençait à bouger.
« Hum… oui », répondit-il.
« Tu peux parler ! », s’enthousiasma Mathilde. Le hérisson se mit sur ses pattes, et s’envola à travers la pièce, passant devant elle comme si elle n’existait pas. Elle le suivit du regard : « Hé Niram, veux-tu bien revenir ici ! Je te parle ! »
- Mais je suis là ! » Mathilde se figea. Lentement, elle tourna la tête vers le chat qui s’était assis près d'elle. « Tu es plus grande que dans mon souvenir… » Niram s’était tu devant les yeux horrifiés de sa collègue. Même s’il lui arrivait à mi-cuisses, il n’en restait pas moins que c’était un chat. Niram s’examina autant que lui permit son cou. Il poussa un feulement de colère.
« Mais c’est pas vrai ! Je suis un chat maintenant !? » Mathilde, ne sachant quoi rajouter à ce constat, préféra garder le silence.
Elle écoutait encore les récriminations de son collègue lorsqu'elle remarqua que quelque chose se dissimulait dans l'ombre à côté de la machine. Elle se pencha pour le ramasser. En l’examinant, elle s'aperçut qu'il s'agissait d'une courgette de la taille et de la forme d’un nourrisson. Elle se glaça d'horreur en remarquant l’appendice en forme de bras qui sortait du légume, et le visage qui se découpait en vert plus clair. D'un cinglant « Niram ! », elle interrompit finalement son collègue dans son monologue. Sa voix était blanche.
« Ils avaient déjà fait des expériences sur des êtres humains ! Regarde, c’est un bébé-courgette ! », dit-elle en lui présentant le légume humain. C’est à ce moment-là que la chose ouvrit les yeux. Après les avoir observés quelques instants, il se racla la gorge puis demanda d'une petite voix s’il était possible qu’on lui donne à manger. Ignorant sa requête, Mathilde lui réclama son identité.
« Je suis Emile De La Forest ! », déclara-t-il sur un ton quelque peu théâtral. Vif comme l'éclair, Niram l’arracha d'un coup de dents des mains de Mathilde, et le tint par une extrémité dans sa gueule. Il le secoua violemment dans tous les sens.
« 'u wuas me 'ire comment 'e peux re'e'enir humain ?? » La courgette se plaignait bruyamment du traitement qu’on lui faisait subir. Ses forces multipliées sous le coup de l'émotion, Mathilde attrapa Niram par la peau du cou et le souleva du sol. Comme tout chat, il recroquevilla ses pattes arrière sous son ventre, et il lâcha le légume qui roula au sol.
« Tu te calmes immédiatement ou je te remets dans la cage ! », menaça-t-elle le matou. Elle récupéra la courgette gémissante et se mit à chercher de la nourriture pour humains, sans succès. Elle fouilla dans son sac à dos et trouva alors une barre de céréales qu’elle donna au légume, qui n’en fit qu’une bouchée.

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Figure 20 : Professeur Emile De La Forest

Lorsqu'il eut fini de manger, elle reprit son interrogatoire perturbé par l’intervention de Niram. « Que s’est-il passé ici ? Où se trouve Amandine ? »
Emile raconta que deux jours auparavant la jeune fille s’était emportée contre lui quand il avait exigé en plus de tout le reste qu’ils aient un enfant ensemble pour continuer à travailler sur la machine qui rendrait à son frère son apparence d'origine. A voir sa réaction, il s'était rendu compte qu’il était allé trop loin, même si sa requête lui avait tout d'abord semblé raisonnable. Ils étaient sur le point de faire une nouvelle expérience en mélangeant une chenille et une courgette. Ils venaient d’installer les deux protagonistes dans la machine quand la dispute éclata. Elle fut tellement violente qu’ils en oublièrent le compte à rebours et se retrouvèrent piégés dans le biotransmuteur quand il se mit en marche. A la fin du programme, il était devenu une courgette alors qu'elle rampait au sol dans son corps de chenille.
« Et où est-elle, maintenant ? », le pressa Mathilde.
« Je l'ignore. Elle m’a expliqué qu’elle allait chercher de l’aide mais je ne l’ai pas revue depuis maintenant deux jours.
- Vers où est-elle partie ?
- De l’autre côté. Elle a réussi à passer sous le mur » Mathilde réfléchit rapidement puis toutes les pièces du puzzle s’emboîtèrent parfaitement.
- Je sais où la trouver », déclara-t-elle.

Après avoir évoqué la possibilité de passer par les grandes portes, Niram lui rappela qu’elle ne devait surtout pas se faire prendre. Comprenant l'allusion, elle vida son sac à dos pour y installer la courgette la plus intelligente de tous les temps. Elle prit le baudrier du sac de Niram, s'équipa du sien et enroula les deux cordes autour de sa taille. Elle aida le chat à remonter dans le conduit d’aération puis le fit à son tour, prenant appui sur une chaise. Le trajet de retour fut plus compliqué que l'aller, les griffes du chat ne l’aidant pas toujours à éviter de glisser. Il finit accroché sur le dos de Mathilde, dans lequel il planta par moments ses griffes au travers de ses vêtements. La jeune femme arriva sur le toit de l'institut exténuée. Alors que Niram la pressait pour installer tout le système de cordage afin qu’ils puissent en partir au plus vite, elle prit le temps de bien faire les choses. Elle harnachait le chat du mieux qu’elle put et le fit descendre en premier. Puis ce fut son tour. Elle dévala le bâtiment en rappel. Le Soleil se devinait sous l'horizon, les premiers rayons n'allaient pas tarder à raser le sol. Quand elle toucha terre, elle ne prit pas le temps de récupérer la corde et s’enfuit au pas de course du parking de l’institut. Elle passa par chez elle pour se changer dans sa chambre, sans se soucier des deux mutants qui attendaient dans son salon. Ensuite, elle les embarqua dans sa voiture et elle roula jusqu’à la demeure d’Amandine.

Mathilde insista longuement sur la sonnette de la maison où tout le monde devait encore dormir. Le majordome se présenta à l'entrée dans la voiturette, avec encore son bonnet de nuit sur la tête et les yeux tout emplis de sommeil. Il ne lui demanda même pas la raison de sa visite et la mena directement au pied de l’escalier du perron. Mathilde le gravit prestement et pénétra dans la résidence sans nullement se soucier des règles de bienséance. Elle tomba nez à nez avec la propriétaire outrée, en robe de chambre, qui tint à lui faire remarquer qu’il n’était même pas sept heures du matin. Elle ne releva pas et lui demanda sans ambages où se trouvait son fils.
« Je suis ici », dit l’adolescent qui se tenait en pyjama en haut de l’escalier. Son visage était entièrement gris. Mathilde courut le rejoindre, un gigantesque chat sur les talons.
« Où est ta sœur ? », le somma-t-elle.
« Mais vous devriez être en train de la chercher ! », intervint sa mère. Antony resta silencieux.
« Pas la peine de la cacher, je sais ce qui s’est passé ! Où est-elle ? », insista Mathilde. Antony ouvrit avec douceur la paume de sa main qui dévoila un joli papillon aux couleurs flamboyantes. Ce dernier vint se poser sur le bout du nez de Mathilde, la faisant loucher. Elle ne parvint pas à la voir distinctement mais devina que l’insecte possédait une chevelure blonde. « Comment va-t-elle ?
- Elle dit qu’elle va bien, même si elle est un peu fatiguée de sa métamorphose. Elle vous demande si vous avez trouvé Emile.
- Oui, il est dans mon sac à dos », déclara Mathilde en sortant le légume de son nid. Elle le présenta au papillon, qui voleta jusqu’au visage d’Emile et se reposa finalement sur l’épaule d’Antony.
« Savez-vous comment vous pouvez redevenir humain ?
- Non ! Nous devons reprendre les recherches ! », répondit l’adolescent pour sa sœur.
« Il va falloir que vous m’accompagniez pour que je puisse conclure cette enquête. Après cela vous pourrez vous remettre au travail. Tout comme toi, Antony. Je pense que tu es le seul à pouvoir entendre ta sœur » La mère voulut encore une fois protester mais après que Mathilde lui eut dépeint rapidement la situation, elle laissa la femme dans un état de choc. Elle embarqua ensuite tout le monde dans sa voiture pour les amener au commissariat.

A la fin de la journée, toutes les dépositions furent enfin enregistrées. Le journal télévisé du soir diffusa en boucle des reportages sur les activités du laboratoire. Rapidement, le professeur Morbert dut faire face à un océan de reproches de la part des habitants de la ville qui estimaient que son institut avait transgressé toutes les règles de l’éthique. Il s’en fallut de peu que l’institut ne parte en fumée. Heureusement, les pompiers parvinrent à circonscrire l’incendie provoqué par les plus extrémistes défenseurs autoproclamés de l’humanité. Il va sans dire qu’après la conclusion de l’enquête, le projet de réhabilitation du parc se solda par un fiasco retentissant pour le maire, qui décida d’abandonner la partie. Il fit rouvrir le jardin en l'état pour la plus grande joie de Mathilde, qui put reprendre ses joggings de milieu de journée à travers une végétation normale et entièrement naturelle.
Et Niram ? Il patiente encore pour redevenir humain, s’habituant doucement à sa nouvelle condition de pacha. Il se prélasse dans l’appartement de Mathilde, qui a accepté de le partager avec lui à la condition qu’il dorme dans le salon et que jamais il n’entre dans sa chambre.

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Figure 21 : Niram en chat regardant la télé
 

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