Le jour venait à peine de se lever quand je descendis enfin. Il m'avait semblé avoir macéré près d'une heure dans ce bus aux relents âcre d'haleines fétides et de vêtements pas lavés.
C'est donc avec un certain soulagement que j'entendis le bus s'éloigner derrière moi, tandis que je m'avançais vers les deux grilles grandes ouvertes de l'université. Autour de moi régnait l'habituel joyeux chaos d'un début de journée: l'arrivée des étudiants.
Les plus chanceux -plus riches?- arrivaient en voiture et utilisaient les nombreuses places de parking qu'offrait le campus, tandis que les plus modestes rangeaient sagement leur vélo dans la cour principal, sous le petit préau prévu à cet effet. Les plus malchanceux encore, trainaient d'un air penaud les pieds et semblaient tout comme moi se demander comment il pouvait faire aussi froid en un simple début d'automne.
Enfonçant tant bien que mal mes mains dans les poches étroites de ma jupe, j'agrandissais la portée de mes enjambées et traversais la cour principale, croisant ici et là quelques silhouettes familières.
A mi-chemin en direction de la porte B, menant au bâtiment où se tenait mon premier cours, je passais tout près d'un petit attroupement. En tendant l'oreille sans m'arrêter, je perçus quelques bribes de leur discussion animée et compris qu'il s'agissait d'une sombre histoire de vol dans les vestiaires.
C'est avec un sourire compatissant que je saluais d'un signe de la main ma senior, Nancy Wolcott. Qu'est-ce que je veux dire par senior? Oh, il s'agit d'une étudiante plus âgée qui est en charge de la bonne application du règlement intérieur au sein de l'établissement. Une sorte de mutante mi-élève mi-pionne. Nancy, elle, était même responsable d'un étage dans la partie résidence de l'université.
C'est pour dire qu'elle en voyait défiler des têtes venues se plaindre de tout de rien. Piètre façon de commencer sa journée...Elle répondit tout de même à mon salut en me rendant mon sourire.
J'avais presque atteint l'entrée du bâtiment lorsque j'aperçus en tournant un peu la tête, une autre connaissance, adossée sous le préau réservé aux vélos. Elle venait d'y mettre le sien et se préparait à sa manière
à cette nouvelle journée de cours, c'est à dire en s'en grillant une.
"Cigarette?"
me proposa-t-elle en guise de bonjour.
"Une autre fois peut-être."
répondis-je en entrant dans son jeu.
Elle désigna l'attroupement autour de Nancy d'un mouvement de tête.
"Pauvre Cocotte. Elle allait prendre son p'tit dej à la cafeteria quand ces vautours l'ont accosté. Regarde sa tête, elle en a marre, ça se voit. Elle va bientôt tout envoyer valser."
J'observais la scène à mon tour et fronçais un peu les sourcils. Nancy "Cocotte" Wolcott n'était pas du genre à laisser tomber face aux obstacles et contraintes de ses fonctions.
"Je pense pas."
dis-je à mon tour. "Nancy est la fille la plus zen que je connaisse. Tu vas voir qu'elle va trouver le temps de régler le problème et d'aller manger avant que ça sonne. Et avec le sourire s'il vous plait!"
A peine avais-je fini ma phase que résonna dans nos oreilles la sonnerie stridente indiquant le début des classes. Je grimaçais non moins pour mes oreilles écorchées que pour m'être trompée et remarquais que Carol -c'était son nom- me tendait une main ouverte en regardant ailleurs d'un air mutin.
"Ouais ouais, voilà..."
rouspétais-je en posant au creux de sa main une pièce de dix simflouz.
Elle empocha l'argent avec un sourire enchanté et, après m'avoir tapoté l'épaule avec pitié, s'en alla plus gaiement que je n'allais le faire en direction de notre salle de cours, car oui, elle était dans ma classe.
Tandis que je lui emboitais le pas, je ne pus m'empêcher de lever les yeux vers le sommet du bâtiment. L'université était immense et comprenait quatre étages, dont le dernier disait-on qu'il était condamné. Je ne connaissais pas plus de détails à propos de ce dernier étage, et à y réfléchir, je n'avais jamais entendu personne en donner. Ils se contentaient de dire qu'il était interdit d'accès.
Haussant les épaules, je fis des coudes pour me frayer un chemin dans la foule d'étudiants se ruant vers les portes.
C'était parti pour cinq heures de cours et j'espérais qu'ils soient un tant soit peu instructifs, et soyons fous, passionnants. Dans le cas contraire, je savais que je pouvais compter sur Carol pour faire l'idiote.
Mes craintes s'étaient avérées justifiées car lorsque la sonnerie retentit de nouveau pour annoncer que la cafétéria était ouverte et prête à accueillir la horde d'étudiants affamés, j'étais à ça de me jeter par la fenêtre.
S'il n'y avait eu Carol et son fidèle ordinateur portable, nous n'aurions pu passer ces heures sans mourir d'ennui qu'en dormant. Fort heureusement, elle aussi avait prévu le coup et nous passâmes la matinée à surfer sur des
sites internet loufoques.
Nous nous dirigeâmes ensuite de concert jusqu'au réfectoire où nous prirent possession de la table du fond. Près des poubelles mais près de la fenêtre! On ne peut pas tout avoir. Au menu ce jour-là, salade niçoise et
hot-dog.
La salade était correcte mais le hot-dog me fit songer qu'ils avaient réellement dû faire cuire un
dog. Nous fumes bientôt rejointes par Nancy dont les yeux étincelaient. Elle s'installa et posa devant elle une énorme assiette de salade,
accompagnée d'un soda.
"Salut Nancy. T'as vu, on boit pareil."
lâchais-je, blasée, en tapotant du bout du doigt ma propre cannette.
Elle me jeta un regard en biais et se tourna vers Carol, toujours aussi joyeuse.
"Salut toi. Bah dis donc, j'te vois depuis ce matin, tu rayonnes encore plus que la fée Clochette. Tu nous racontes!?"
Apparemment, Carol avait attendu tout ce temps qu'on lui pose cette question, arborant un large sourire niais dans l'unique but de forcer l'arrivée de cette phrase tant attendue.
Elle pris cependant son temps pour nous répondre et s'étira, s'imaginant nous faire languir. Lorsqu'enfin elle pris la parole, elle était surexcitée.
"Bon...voilà. Ce week-end j'ai reçu un mail! D'un photographe professionnel. Vous savez que je suis inscrite à quelques sites qui proposent des castings de temps en temps...Et ben, apparemment il a vu ma fiche et je lui ai tapé dans l'œil! On a rendez-vous ce soir pour une première séance! Si ça va, il m'a dit que ça pourrait déboucher sur un contrat! Je suis trop heu-reu-se!"
S'il était difficile de la contredire ou d'émettre une réserve lorsqu'elle était énervée, il était totalement impossible de tenter de la raisonner lorsqu'elle était aussi joyeuse.
Mais sans surprise, Nancy la regarda d'un air inquiet et suspicieux.
"C'est super ça Carol, mais...ce gars...tu le connais? C'est qui? T'es sûre que c'est pas un pervers qui essaie d'attirer des nanas en leur faisant miroiter une carrière fictive dans le mannequinat?!"
demanda-t-elle.
J'approuvais cette interrogation et renchérissais:
"Tu ne serais pas la première..."
Comme il fallait s'y attendre, Carol se braqua et ramena une mèche rebelle derrière son oreille, nous défiant toutes les deux du regard.
"Bon, je suis assez grande pour savoir ce que je fais, OK? Ce mec est clean, j'ai même trouvé son book sur internet, ce qu'il fait c'est génial. Je pensais que vous seriez contente pour moi."
ajouta-t-elle dans une moue boudeuse.
J'échangeais un regard avec Nancy.
"Nous le sommes...mais on se fait du soucis pour toi, c'est normal non?"
dis-je en tentant de l'apaiser.
"Oui, et j'espère que tu nous montreras le résultat de cette première séance."
poursuivit Nancy avec un sourire chaleureux.
Le visage de Carol s'illumina plus qu'il ne l'était déjà.
"Merci les filles!"
lanca-t-elle, avant de s'attaquer à son dessert, un flamby au chocolat.
Vingt minutes plus tard, après avoir tué le temps qu'il nous restait avant la reprise en accompagnant Carol fumer une cigarette dehors, nous revoilà assises en classe. Au programme, costumes, fêtes et célébrations.
Le cours parvint à capter notre attention une bonne heure, puis les deux suivants, je m'efforçais par de subtiles approches d'en savoir plus au sujet de ce mystérieux photographe.
"Hé, Caro!"
chuchotais-je pour ne pas me faire entendre du prof. "Il est si célèbre que ça ce photographe?"
Elle tourna la tête vers moi puis reposa les yeux au niveau de l'estrade du professeur. Elle me répondit du coin des lèvres.
"Ouais...d'après son site il a même pris en photo Veruca Hourtet."
"Veruca Hourtet?! La chanteuse?"
"Ouais...l'ancienne guitariste de SimStatique. Bref. Il a un bon book."
"Mais...c'est quoi son nom?"
"Je sais pas exactement, il signe toujours ses photos par un pseudo!"
"Bah...c'est quoi ce pseudo...?"
Carol devint méfiante et fronça les sourcils. Elle se redressa.
"Je te le dirais pas ça..."
chuchota-t-elle. "...sinon tu vas encore aller fouiner!"
"Fouiner?!"
m'exclamais-je un peu trop fort, m'attirant un regard courroucé du prof.
"Fouiner?"
repris-je à voix basse. "Comment ça fouiner?"
"Ouais...on m'a raconté pour l'histoire avec Dany. La fille qui lui avait filé un rencard, et à partir de son pseudo internet, t'as été fouiner et t'as réussi à trouver sa page facebook."
Je haussais les épaules.
"Et alors?"
dis-je. "Je lui ai évité de se faire humilier. La fille en question c'était la sœur de la fille qu'il venait de larguer, et elle voulait se venger en le plantant à son tour."
Ce fut à Carol de hausser les épaules.
"Bref...rien de ce que vous pourrez dire toutes les deux m'empêchera d'y aller."
assura-t-elle en levant sa main, signe que la conversation était terminée.
La sonnerie de dix-huit heures indiqua la fin des cours pour la journée. Dehors il faisait déjà nuit mais l'atmosphère s'était réchauffée. Une étrange clameur semblait s'élever des arbres aux alentours et vous donnait envie de rire, de sauter ou encore de faire la fête. Mais je n'avais pas la tête à ça. J'étais encore trop préoccupée par le fameux rendez-vous de Carol. J'allais même jusqu'à me demander si je n'étais pas tout simplement jalouse?
Je me penchais un instant sur la question et finissais par conclure que c'était ridicule de douter. Être mannequin ne m'avait jamais intéressée. Alors, peut-être étais-je juste jalouse du fait qu'elle allait rencontrer un homme, qui plus est célèbre?
Moi, qui n'avais connu qu'une seule relation dans toute ma piètre existence, pouvais-je lui en vouloir et l'envier de courir aussi après l'amour? Définitivement, non, c'était pas ça. Je n'étais pas jalouse. Juste...inquiète.
Terriblement inquiète pour celle avec qui je partageais mon quotidien, que ce soit en cours et quelques fois en dehors. Elle et Nancy étaient mes seules amies, autant dire que j'en prenais grand soin.
Comme ce matin, je dus jouer des coudes mais cette fois pour sortir. Décidément, c'était un combat perpétuel pour faire un pas ici! Et le sourire aux lèvres, j'aperçus mes deux amies qui m'attendaient, à l'extérieur, près de la fontaine.
Nancy passa tout de suite à l'attaque.
"Hé, ça te dit d'aller prendre un café avec moi?"
demanda-t-elle, les yeux pleins d'espoirs.
"Je...heu..."
hésitais-je.
Elle fit alors ce que Carol et moi appelons la "technique Bambi". C'est à dire qu'elle ouvrit grand ses yeux de biche et battit des cils, prenant une mine apitoyée. Nous avions beau résister de toutes nos forces, ni Carol ni moi ne parvenions à lui refuser quoique ce soit.
"...Mmmmgnnn...."
tentais-je tout de même de résister. "...bon, d'accord!"
"Yesss!"
se réjouit Nancy en se frottant les mains l'une contre l'autre avant de me saisir le poignet.
Elle m'entraina alors vers les grilles de l'université et ne me lâcha que pour glisser sa main dans sa poche et sortir ses clefs de voiture. Elle conduisait une jolie petite Mini Cooper.
Lorsqu'elle eût démarré, nous doublâmes Carol en vélo et lui fîmes signe de la main.
"Bonne chance et à demain!"
pris-je même la peine de crier, en passant la tête à travers la fenêtre ouverte.
Elle agita frénétiquement son bras en ne tenant plus son guidon qu'à une main, toujours souriante.
Nancy et moi arrivâmes à destination une quinzaine de minutes plus tard. C'était un charmant petit bistrot de quartier, en plein centre-ville. Nous fîmes signe au serveur que nous nous installions en terrasse et il hocha la tête.
Autour de nous l'ambiance était chaleureuse. Les deux autres tables à l'extérieur étaient occupées, l'une par un couple, à première vue marié car ils ne se parlaient pas, et l'autre par un homme semblant attendre quelqu'un.
Le serveur vint prendre notre commande, torchon sur le bras et décapsuleur dans la poche. Nancy et moi lui demandèrent toutes les deux un irish coffee, ce qu'il approuva d'une phrase-bateau qu'on apprend quand on débute le métier.
Lorsqu'il se fut éloigné pour nous préparer tout ça, Nancy regarda autour d'elle et poussa un long soupir détendu.
"Ah c'est vraiment sympa comme endroit, et puis l'air est doux. Je pourrais rester des heures ici à papoter et à boire."
lança-t-elle en observant les autres clients sans aucune gène.
"Des heures peut-être pas. Une ou deux."
rectifiais-je avant qu'il ne lui prenne des envies d'escapades nocturnes.
Elle tourna la tête vers moi et tira la langue comme le ferait une enfant têtue qu'on vient de reprendre.
Je décidais de changer de conversation.
"Carol doit être arrivée à son rendez-vous maintenant...A ton avis, ça va bien se passer?"
demandais-je alors que le garçon de café venait déposer sur notre table, nos deux tasses et l'addition.
Nancy jeta un coup d'œil au prix qu'il nous faudrait payer et hocha la tête, satisfaite. Elle se cala ensuite le plus confortablement qu'il lui était possible sur une petite chaise de bistrot bancale.
"Je sais pas. J'espère. Oui. Après tout, elle a peut-être raison et nous sommes trop paranos."
répondit-elle avant de prendre une gorgée de son irish coffee.
"Peut-être..."
dis-je en l'imitant à mon tour.
Les minutes défilèrent au rythme de nos conversations et des verres que nous commandions. Je restais sur des jus de fruits et des sodas tandis que Nancy, elle, visait plus haut et enchainait les bières.
Ce n'était pas la première fois que je buvais avec elle, et malheureusement, je ne savais que trop bien comment ça allait se finir.
Je posais mon coude sur la table et appuyais mon menton dans ma main. Tout en fixant Nancy, je lui demandais:
"Dis...tu t'en es remise de ta rupture avec Dael?"
Ma sénior fut prise de court et leva vers moi, les yeux qu'elle avait gardé jusqu'alors rivés sur son demi.
"Pourquoi tu me parles de ça? Oui, bien sur que j'ai tourné la page. J'vais pas pleurnicher cent sept ans pour un moins que rien!"
lança-t-elle un peu trop fort, au point que quelques têtes curieuses se tournèrent vers nous.
A l'intérieur, je vis une silhouette remuer et nous jeter un regard rapide.
"Bon bon...d'accord..."
abandonnais-je, peu désireuse d'attirer trop l'attention sur nous.
Je regardais ma montre.
"Aller Cocotte...t'as vu l'heure? Ca fait déjà deux bonnes heures que tu t'enfiles de la bibine. Il est temps de rentrer."
dis-je.
Nancy commença à se plaindre tandis qu'après m'être levée moi-même, je l'aidais à se mettre debout.
"Naaaôn. Encore une. Une dernière!"
Mais je restais ferme et sortais un billet ainsi que quelques pièces, sans oublier le pourboire, que je déposais dans la coupelle prévue à cet effet, sur notre table.
"Non, aller, appuies-toi sur moi."
Le serveur passa récupérer l'argent et nous salua d'un signe de tête accompagné d'un sourire, tandis que dernière lui se faufilait la silhouette aperçue plus tôt à l'intérieur.
Ce dernier, car je m'aperçus alors qu'il s'agissait d'un homme, nous bousculâmes Nancy et moi, manquant de nous faire tomber. Sans s'excuser aucunement, il poursuivit sa route. Il semblait très pressé.
"R'garde où tu vas hé 'foiré!"
beugla Nancy, s'accrochant à mon cou d'une main, et agitant son autre repliée en poing, en direction du malpoli.
Balayant les environs du regard tout en soutenant Nancy, j'aperçus un taxi qui stationnait juste en face.
Quelle aubaine! pensais-je.
Je commençais à avancer tant bien que mal tout en portant à moitié mon amie quand je remarquais qu'apparemment, le taxi avait déjà trouvé preneur. Le drôle d'oiseau de tout à l'heure, celui qui nous avait
bousculé, était penché à la fenêtre du conducteur et semblait agacé. Finalement, pour mon plus grand plaisir, je le vis s'éloigner et retourner sur le trottoir, l'air bougon.
Je tentais ma chance et accélérais le pas. Quand je passais près de lui, l'homme se tourna vers moi comme l'aurait fait un félin surpris par un quelconque rival.
"Ooooh...l'est beau. Tu l'trouves pas mignon toi? Hein? Hein?"
couina Nancy qui s'accrochait toujours à moi et était littéralement pendue à mon cou.
Je grimaçais de douleur et, passant mon bras autour de ses hanches, parvint à la relever un peu plus, desserrant sa prise sur ma nuque.
"Heuu...si si, il est très bien. Aller, monte."
dis-je en ouvrant la portière à l'arrière du taxi.
Je l'installais et montais à mon tour. L'homme sur le trottoir n'avait toujours pas bougé et nous observais désormais, inquisiteur. Lorsque la voiture démarra, les phares éclairèrent un instant son visage.
Ce que je ressentis alors était indescriptible tant c'était confus. J'éprouvais un mélange de surprise et de soulagement, une sensation de frayeur indissociable d'une fascination grandissante et surtout, un long frisson glacé qui couru le long de mon dos, comme mille poignards s'enfonçant avec délice dans ma chair.
A suivre...
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